Pierre Ferracci était, samedi 13 mai 2023, l’invité Jean-Marie Colombani & de Jean-Claude Casanova sur Radio Classique
“Que peuvent faire aujourd’hui les syndicats ? Comment voyez-vous maintenant le front syndical ?” [ 07:23 ]
« On veut créer plus de richesses en faisant en sorte qu’il y ait plus de travail et de personnes au travail dans le pays. Les syndicats ne sont pas totalement opposés à cela, simplement, s’il fallait résumer leur position, au lieu d’allonger le temps passé au travail, avec un déport de l’âge de départ de deux ans – je précise d’ailleurs que l’âge de départ réel n’est pas aussi éloigné que cela de certains pays voisins. Il y a des différences sur l’âge légal mais il y en a moins sur le départ réel à la retraite – mais les syndicats posent un problème qui est mal traité en France depuis longtemps, c’est le taux d’emploi des seniors et quand je parle des seniors, pas de 60 à 64 ans, mais, plutôt, de 55 à 64 ans. Et on a un déficit considérable, comme pour les jeunes d’ailleurs, par rapport à certains pays européens. En Finlande, on a travaillé en amont de la réforme de façon positive pour le travail pour qu’il soit plus attractif pour les seniors, en tous cas, dans certains métiers, en prenant le temps de préparation nécessaire. Et les questions de pénibilité ont aussi été traitées. Chez nous, au lieu de ce travail en amont, on y pense maintenant ! La question du travail est sur toutes les lèvres. On se contente effectivement, régulièrement, de déporter l’âge légal de départ à la retraite. C’est cela, l’opposition des syndicats. Des syndicats plus unis qu’ils ne l’ont jamais été. Quand on a une majorité relative, et pas une majorité absolue, on va chercher un accord politique, en l’occurrence, avec Les Républicains, et le terrain des retraites était peut-être le plus facile, puisque Les Républicains demandaient le départ à la retraite à 65 ans, tous unis, il y en a qui ont corrigé le tir depuis. Ils n’ont pas obtenu cet accord car tout le monde a déjà les yeux rivés sur l’échéance de 2027, et ils se sont mis à dos tous les syndicats ! »
« Et, surtout, l’autre chose qui, à mon avis, a desservi la possibilité d’arriver à un compromis, c’est que toutes les fenêtres de la négociation ont été fermées : on ne touche pas aux cotisations, on ne relève pas les impôts. Toutes les possibilités qui ont d’ailleurs été utilisées dans d’autres pays, auxquelles certains ne croient pas. Les impôts seront relevés dans les années qui viennent, pas simplement parce que le régime des retraites est en déficit mais parce que l’on a trois mille milliards de dette et qu’à un moment donné, annoncer ad vitam aeternam que les impôts ne bougeront pas, je pense que les Français n’y croient pas. Donc, toutes les fenêtres sont bloquées et, à partir de là, on a eu un mouvement syndical soudé qui va le rester, au moins jusqu’au 8 juin. »
« Le 8 juin, on va utiliser une possibilité, du côté des syndicats, qui est très claire pour les Français. L’Assemblée n’a jamais voté sur la réforme des retraites. Donc, le 8 juin, c’est un rendez-vous à haut risque. Et, jusque-là, même si les syndicats sont très preneurs d’un débat sur le travail parce que l’on voit bien que le rapport au travail a changé depuis 40 ans – Jérôme Fourquet dit que le travail n’est plus un élément de centralité pour les Français. Il y en avait 60% qui disaient que c’était l’élément essentiel pour eux, aujourd’hui, il n’y en a plus que 20% quarante ans après -. Donc, il y a vraiment un sujet autour du travail, autour des conditions de travail, autour de la qualité de vie au travail, qu’il faut traiter aujourd’hui. C’est dommage que l’on ne l’ait pas fait avant de faire cette réforme des retraites. Maintenant, il faut éviter de perdre du temps et le prendre à bras-le-corps. Cela n’empêchera pas les syndicats de rester jusqu’au bout, à mon avis, relativement unis sur la réforme des retraites. Avec le changement de direction à la CGT et à la CFDT, je ne crois pas que cela va changer profondément les orientations des différentes confédérations. Je pense que les syndicats vont, plus longtemps que l’on ne pense, rester, peut-être pas sous la forme de l’intersyndicale, soucieux de manifester leur unité sur la question du travail demain comme sur la question des retraites aujourd’hui, les deux étant liées d’ailleurs. La question des retraites est aussi une forme d’expression sur le travail de la part des Français qui, massivement, continuent à appuyer les syndicats. »
“Aller jusqu’au bout, cela veut dire quoi pour les syndicats ?” [ 16:21 ]
« C’est avoir toujours l’espoir de faire renoncer à la réforme des retraites du côté gouvernemental, notamment avec ce rendez-vous du 8 juin. Je reviens sur la question de la productivité qu’évoquait Jean-Claude Casanova. Pendant un temps, la France a compensé le fait que l’on travaillait un peu moins par rapport à d’autres pays par une productivité très forte. Après la mise en œuvre des 35 heures, de façon un peu généralisée, un peu brutale, c’est plutôt l’intensification du travail que la productivité, au sens noble du terme, qui a pris le relais. Et ce qui explique d’ailleurs que le rapport au travail a changé depuis 40 ans. Cette intensification a fait des dégâts sur le terrain, sur le terrain des cadres aussi, pas seulement des ouvriers et des employés. Les entreprises ont essayé de rattraper le coût imposé par la mise en œuvre des 35H en intensifiant le travail et en augmentant la productivité. C’est cela que l’on paye aujourd’hui. […]. Dans les entreprises, on s’est habitués à laisser partir les salariés sur le critère de l’âge et, parfois d’ailleurs, aidés par la puissance publique. On le paye aujourd’hui et cela explique qu’entre 55 ans et 64 ans, il y a un taux d’emploi des seniors qui soit aussi faible. Et on retrouve beaucoup de seniors soit au chômage, soit du côté de l’assurance-maladie. C’est cela qu’il faut traiter aujourd’hui. »
« Concernant la question des divergences entre la CGT et la CFDT, il faut acter qu’ils sont au moins d’accord sur le fait que l’allongement de la durée du travail, et le passage de 62 ans à 64 ans, n’est pas la bonne solution aujourd’hui. Il vont rester, sur ce plan là, unis jusqu’au bout. Après, ils assument des divergences, y compris dans les formes de luttes qui ont été employées dans la dernière période. Mais, je crois que l’on aurait tort, du côté gouvernemental, de compter un peu trop sur une cassure entre les organisations syndicales. Elles ont compris, et l’opinion leur en sait gré, comme elle l’avait fait d’ailleurs pour les gilets jaunes, qu’une forme d’unité du mouvement syndical est quelque chose de précieux pour les salariés, plus largement pour les actifs et pour les citoyens. Donc, la sortie de l’intersyndicale va être un peu à haut risque pour les syndicats. »
« Concernant l’ouverture des négociations sur le travail, je pense que les syndicats vont essayer de faire les deux, continuer à rester unis sur la question des retraites et, en même temps, ouvrir le champ de la négociation sur le travail. Le patronat a un grand rôle à jouer sur le terrain des seniors. Certains patrons l’ont bien compris et sont prêts à ouvrir des négociations de façon à corriger l’écart qui nous sépare des pays voisins, notamment de l’Europe du Nord, qui ont traité le sujet avec un peu plus de vivacité et de dynamisme que nous. La démocratie sociale, aujourd’hui, doit faire aussi des progrès. Elle n’est pas aussi vaillante que dans les pays voisins même si je trouve qu’elle se porte un peu mieux, mine de rien, que la démocratie politique, avec le spectacle que l’on a eu à l’Assemblée et ces espèces de contorsions qui sont en train de mettre à bas les institutions de la Ve République. Donc, il y a un enjeu qui concerne le patronat et il y a un enjeu qui concerne le gouvernement. La vraie question est de savoir si, par hasard, demain, le 8 juin, la réforme ne passait pas à l’Assemblée, comment réagira le président de la République et comment réagira le gouvernement ? »
“Que se passera-t-il en cas de blocage si chacun reste sur ses positions ?” [ 21:27 ]
« Sur le terrain, on voit bien que cela signe beaucoup et que, par essence, un syndicat cherche à améliorer la vie des salariés et, donc, cherche le compromis. Il y a aujourd’hui unanimement une colère qui est portée et qui est celle des salariés et, je suis d’accord, il y a aussi une hostilité vis-à-vis du président de la République qui renvoie aussi à la façon dont il a traité les corps intermédiaires depuis le début du quinquennat et tout le monde reconnaît qu’il y a sans doute des choses à corriger et à faire en sorte que la démocratie sociale soit un peu mieux respectée dans ce pays. Elle n’est pas à l’opposé de la nécessité des réformes qui doivent transformer le pays. »
« Tout le monde est conscient que l’on a aujourd’hui, entre la transition environnementale, la transition numérique qui continue à galoper, les enjeux de réindustrialisation – que porte aussi le président de la République, mais, pendant vingt ans, on a désindustrialisé ! -, des chantiers extrêmement lourds, avec la question du travail, qui doivent être portés par des compromis. Le président de la République avait eu une bonne idée avec le Conseil national de la refondation. Il y a peut-être quelque chose, un pacte social aujourd’hui, à remettre en place qui tient compte de ces enjeux considérables. La transition environnementale va coûter très cher ! Tout le monde est d’accord pour la protection de la planète mais les enjeux financiers, culturels, de réorganisation de nos industries, de relance de l’industrie, sont colossaux. Qui va payer ? L’Europe ? L’Etat ? Les entreprises ? Les actionnaires ? Les salariés ? Les citoyens ? C’es questions là devront être posées et cela peut faire l’objet d’un grand pacte social. Si l’on veut sortir de ce débat sur les retraites par le haut, il faut peut-être écouter les syndicats sur ce qu’ils disent au travers de la réforme des retraites. Ils portent des enjeux essentiels sur la façon dont les citoyens, les actifs regardent le travail aujourd’hui. Il y a des choses à corriger, à l’évidence, et si l’on veut sortir par le haut également, il faut que l’on rassemble à la fois les forces sociales et les forces politiques. Pour l’instant, j’ai l’impression que l’on n’en prend pas tout à fait le chemin et que la gestion, un petit peu, solitaire de cette crise sociale et de cette crise qui est aussi un peu démocratique, comme le disaient certains dirigeants syndicaux, on n’est pas prêt d’en voir la sortie ! Pour moi, le rendez-vous du 8 juin, il est essentiel parce que, derrière le 8 juin, quel que soit le vote de l’Assemblée, il faut rebondir pour le gouvernement. Il faut tendre une perche aux organisations syndicales qui permette de sortir de cette crise. Si le président de la République et la Première ministre ne le font pas, je pense que l’on est partis pour une crise larvée pendant des mois et des mois et, peut-être, jusqu’à la fin du quinquennat, avec, peut-être, les échéances de 2027 qui vont profiter à des forces que l’on identifie bien aujourd’hui et qui sont tapies dans l’ombre, prêtes à se saisir du pouvoir si on leur déroule le tapis pour y arriver. »
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