Travailleurs à la recherche du bonheur

Le premier, Le bonheur au travail ? Regards croisés de dessinateurs de presse et d’experts du travail [Sophie Prunier-Poulmaire (sous dir.), Le cherche midi, Paris, 2013], rassemble 175 dessins de presse retraçant le parcours d’une vie professionnelle, de l’orientation jusqu’à la retraite, et invite, pour chaque thème, un spécialiste des sciences du travail à réagir et commenter cette sélection. Vision originale tant par la valorisation « scientifique » de l’approche artistique que par l’invitation atypique à rire du travail et des conditions de travail.

Travailleurs à la recherche du bonheur

Le second, Pour quoi nous travaillons ? [C. Guaspare et J. Léger (sous coord.), Editions de l’Atelier – VO Editions, Paris, 2013] offre les regards croisés de 5 responsables de la CGT soucieux de mettre le travail au cœur d’un débat de société. Cette mise en perspective par le prisme du travail des analyses et propositions syndicales est d’autant plus intéressante qu’elle ne fait pas l’impasse sur les carences syndicales passées ou sur les divergences d’approche actuelles.

Quelques questions ont retenu particulièrement notre attention et invitent au débat.

La qualité de vie au travail, une solution pour réduire le coût du « mal-travail » ?

Au-delà des polémiques et des chiffrages plus ou moins hasardeux, une certitude émerge : la progression des coûts de santé liés au stress, au mal-être au travail est telle qu’il convient de réagir.

Les employeurs s’inquiètent de la montée du « désengagement » des salariés, sans que ce phénomène soit clairement défini (absentéisme, multiplication des erreurs, retards, malfaçons, négligence). Pour lutter contre ce que certains assimilent même à un fait de société, et parce que ce désengagement représenterait un coût potentiellement élevé pour les entreprises, le thème de la qualité de vie au travail s’impose. Un accord national interprofessionnel a d’ailleurs été conclu en juin 2013 pour une durée déterminée de 3 ans sur ce sujet, visant à « concilier les modalités de l’amélioration des conditions de travail et de vie pour les salariés et la performance collective de l’entreprise ».

À la lecture de nos deux ouvrages, on constate un besoin de « qualité du travail » plutôt que de « qualité de vie au travail ». La possibilité de bien faire son travail se dégraderait et serait l’une des sources du mal-être des salariés. La « qualité empêchée » selon les termes d’Yves Clot (Professeur du CNAM, chaire psychologie du travail) serait « la principale source de fatigue de nos “temps modernes” ». L’exigence de qualité du point de vue des salariés se heurte à la qualité «vendable »  et à la notion de « sur-qualité » issue du Lean management. Cette contradiction renvoie aux différentes conceptions de la finalité de l’activité économique. Définir les biens communs que doit produire le travail implique d’ouvrir sur la société les questions du travail posés dans l’entreprise.

Jean-François Naton (Conseiller confédéral de la CGT, vice-président de la branche Accidents du travail-Maladies professionnelles de la CNAMTS) plaide pour une rupture avec la culture réparatrice, compensatrice du méfait accompli. Au lieu de casser puis de réparer à posteriori, il propose de prendre soin du travail et de ceux qui en sont les artisans. Yves Clot soutient également que la dégradation de la qualité du travail est devenue non seulement un problème de santé au travail mais une question de santé publique. Pour lui, en développant le pouvoir d’agir des salariés sur leur propre travail, on peut “soigner” la santé publique. Le travail pourrait alors devenir une solution pour la santé et pas seulement un problème.

La transformation du travail, un élément de sortie de crise ?

Au-delà de la nécessité de transformer le travail pour répondre au mal-être grandissant des salariés, certains y voient une solution durable pour sortir de la crise. Le travail devrait alors être considéré comme une variable stratégique pour les entreprises et comme un enjeu au cœur du lien social dans et hors des frontières de l’entreprise. Redonner du sens au travail en tant que processus permettant à l’être humain de transformer la nature pour satisfaire ses besoins individuels et/ou collectifs impose de mettre en débat les normes sociales et même sociétales issues des dites « Trente glorieuses ».

L’épuisement du modèle productif fordiste (voir à ce sujet le billet de Jacky Fayolle, La 2ème mort des Trente glorieuses) se traduit par l’accroissement des contradictions de l’organisation scientifique du travail (taylorisme, fordisme, et plus récemment  les tentatives de renouvellement toyotisme et lean production) qui se heurtent aux exigences liées à la nouvelle révolution technologique. Si les gains de productivité extraordinaires connus pendant les « Trente glorieuses » ont permis une régulation un temps favorable aux travailleurs, elle a accentué la subordination au lieu d’émanciper le travail. La question du partage de la valeur ajoutée ne pallie pas celle du processus et des conditions de travail.

Si les dessinateurs du Bonheur au travail ? parviennent à saisir ce que Christophe Dejours (Professeur du CNAM, chaire psychanalyse-santé-travail) nomme « le drame humain du travail au tournant du XXIème siècle », le contraste est saisissant avec les discours politiques (et parfois syndicaux) qui, le plus souvent, congédient la question du travail au profit de celle de l’emploi.

Cette critique, les responsables syndicaux auteurs de Pourquoi nous travaillons ? se l’adressent eux-mêmes. En concentrant ses efforts sur la sauvegarde de l’emploi et la lutte contre la précarité, le syndicalisme aurait marginalisé son activité dans le domaine de la santé et des conditions de travail. L’analyse et l’action syndicales n’auraient pas évolué au gré des transformations du travail et du rapport des salariés à leur travail, sous-estimant la part de la construction de soi et de sa santé assurée par le travail et minimisant l’aspiration à un mieux-être au travail. Toutefois pour Nasser Mansouri Guilani (Responsable des études économiques de la CGT, membre du Conseil économique, social et environnemental), s’il faut éviter l’erreur commise de mettre en arrière-plan le travail au profit de l’emploi, pour lui, l’accent mis sur le travail ne doit pas conduire à minorer la question des conditions matérielles de réalisation du travail. Jean-Christophe Le Duigou (ancien secrétaire confédéral de la CGT) estime qu’il faut passer d’une logique où l’on sépare l’accès des travailleurs à l’emploi et la préoccupation du travail humain lui-même à une logique où l’on articule les deux dimensions. Pour dépasser l’objectif classique de « plein emploi », il propose celui de « plein accomplissement des capacités humaines ».

Libérer le travail(leur) ?

Passer d’une logique de réparation à une logique de prévention tout comme dépasser le productivisme fordiste interrogent le lien de subordination inhérent à la relation salariale. François Vatin (Professeur de sociologie à l’université de Paris-Ouest) rappelle que la vie salariale est dominée par les contradictions de la subordination juridique et technique au fondement du contrat de travail : « Les tensions ordinaires comme majeures, individuelles comme collectives, prennent leur source dans ce bizarre contrat par lequel l’individu accepte de renoncer partiellement et temporairement à sa liberté. Or, pour travailler, c’est-à-dire résoudre des problèmes productifs, petits ou grands, il faut être libre ». Pour transformer le travail, il faudrait alors délier cette mise en tutelle du salarié et inventer de nouveaux fondements au contrat salarial que le compromis institutionnel subordination contre protection. « Retrouver le sens du travail, c’est repenser sa valeur productive, celle qui lui confère précisément sa liberté et qui semble avoir disparu de ses représentations. » (Vatin). Le chemin sera long…


Claire Blondet