Marché du travail : la polarisation ajoutée à la segmentation
La polarisation, constat et explications
Depuis une trentaine d’années et plus nettement dans la dernière décennie, l’évolution des emplois se polarise entre, d’une part, la progression de ceux demandant un niveau très élevé de compétences ou un niveau plutôt élémentaire de compétences non routinières (comme les services à la personne), et, d’autre part, le repli, relatif voire absolu, des emplois ouvriers et employés de qualification intermédiaire, souvent caractérisés par des tâches à dominante routinière. Le progrès technique mais aussi le redéploiement sectoriel impulsé par les transformations de la demande seraient biaisés en défaveur des emplois à dominante routinière. Le partage et la combinaison entre ces deux types de facteurs suscitent recherches et controverses. Le phénomène a d’abord été mis en évidence aux Etats-Unis et confirmé par des études récentes, dont David Dorn, chercheur investi dans ce champ, a présenté un tableau à jour au cours d’un séminaire, le 23 avril, dans le cadre de la chaire Sécurisation des Parcours Professionnels. En Europe, le Cedefop (Centre Européen pour le Développement de la Formation Professionnelle) confirme le constat descriptif (graphique 1) mais donne à la structure de la demande un rôle prioritaire par rapport à celui de la technologie.
Graphique 1. Emploi par catégories de professions dans l’Union européenne à 27 (2000 = 100)
Source : “Labour-market polarisation and elementary occupations in Europe : Blip or long-term trend ?”, CEDEFOP, 2011
Légende : le Cedefop distingue quatre catégories de professions: “Hautement qualifiées” (High skilled); “qualifiées et manuelles” (Skilled manual) ; “Qualifiées et non manuelles” (Skilled non-manual) ; “Elémentaires” (Elementary).
En Europe, la situation parait cependant moins tranchée qu’aux Etats-Unis et une certaine diversité nationale prévaut. Un rapport de la Fondation Européenne de Dublin pour l’Amélioration des Conditions de Vie et de Travail (2013) fait un point complet sur la tendance à la polarisation des marchés du travail européens, pays par pays. Le cas français n’est pas sans ambiguïté mais est classé par la Fondation de Dublin parmi les pays qui ont éprouvé depuis les années 1990 un « processus plus ou moins clair de polarisation » : c’est la première colonne du graphique 2, tandis que la troisième colonne montre les pays connaissant un mouvement dominant d’upgrading (l’emploi évolue d’autant plus favorablement qu’il est plus qualifié, au vu de son classement dans la distribution des salaires) et la seconde les pays en situation intermédiaire entre polarisation et upgrading. Les deux dernières colonnes regroupent des pays moins typés. En France, l’emploi progresse plus vite, entre 1995 et 2007, pour les deux quintiles extrêmes de la distribution salariale ; de 2008 à 2010, la progression de l’emploi persiste pour ces deux quintiles tandis que l’emploi décline pour les trois quintiles intermédiaires. Le recul pour apprécier l’impact de la crise manque, bien sûr, et il faudra vérifier si la tendance à la polarisation est confirmée dans le cours du mouvement fragile de reprise. Dans l’ensemble des pays européens, la crise semble néanmoins avoir accentué le phénomène de polarisation.
Graphique 2. Polarisation du marché du travail en Europe : changement annuel moyen de l’emploi (milliers) par quintile de la distribution salariale, 1995-2010
Source: “Employment polarisation and job quality in the crisis : European Jobs Monitor 2013”, Eurofound (2013)
Légende : Pour chaque pays, l’emploi est décomposé en cinq quintiles : par ordre croissant, du quintile des emplois les moins bien payés jusqu’à celui des emplois les mieux rémunérés, en passant par les trois quintiles intermédiaires. La variation annuelle moyenne (en milliers) de l’emploi afférent à chacun de ces quintiles est mesurée sur deux périodes successives. L’échelle verticale n’est pas la même selon les pays, compte tenu de leurs tailles très différentes : il s’agit d’attirer l’attention sur la variation de la structure des emplois interne à chaque pays.
L’hypothèse principalement retenue pour expliquer la polarisation repose sur le rôle du progrès technique et ses modalités actuelles, comme la numérisation et la robotisation des activités à dominante routinière. Mais l’impact de cette orientation du progrès technique se combine à l’évolution de la structure de la demande en direction de services personnels. L’automatisation des tâches et la progression (inégalitaire) des revenus accroissent la demande pour des métiers à haut niveau de qualification, complémentaires avec le capital « numérique », mais aussi pour les services élémentaires de nature relationnelle. Elles diminuent dans le même temps la demande pour des métiers intermédiaires plus substituables par le capital ou/et plus aisément délocalisables (phénomène analysé, à l’échelle des territoires, par l’étude du Groupe Alpha sur les relocalisations). Si polarisation il y a, la hausse tendancielle des rendements salariaux de l’éducation – la rémunération que l’on peut espérer en fonction du diplôme obtenu – ne produit pas un simple accroissement linéaire des inégalités, proportionnel au niveau éducatif atteint ; elle peut induire à la fois la convexification des rendements, c’est-à-dire une progression plus que proportionnelle de la rémunération espérée en fonction du niveau éducatif, et le déclassement relatif des qualifications de niveau intermédiaire, notamment des métiers industriels, dont l’emploi recule. L’accroissement des inégalités tire alors la distribution des salaires vers le haut, tandis que le milieu de distribution se creuse à mesure que les emplois routiniers sont automatisés ; en queue de distribution, les emplois les moins qualifiés mais non automatisables se maintiennent, voire augmentent.
Si la polarisation des emplois est aujourd’hui observable dans nombre d’économies développées, la polarisation des salaires revêt cependant un caractère moins général. L’évolution de la structure des salaires fait en effet jouer une série d’interdépendances dont le jeu combiné est complexe : le « déversement » des salariés perdant leur emploi industriel vers des emplois de services moins qualifiés, ce qui est un facteur de baisse de la rémunération de ces derniers ; la progression de la demande de tels emplois de services, qui exerce l’effet inverse ; les déterminants institutionnels, comme l’existence et le niveau d’un salaire minimum ; etc.
Un enjeu économique et sociétal
La polarisation est désormais une évolution suffisamment perceptible pour qu’elle suscite l’attention des chercheurs de l’Institut Syndical Européen dans l’édition 2014 du Benchmarking Working Europe, présenté le 25 avril dernier et outil de comparaison particulièrement utile entre les performances nationales. Au travers de l’examen d’indicateurs précis, le rapport 2014 relève que si les travailleurs occupant les formes d’emploi les plus flexibles sont bien sûr toujours les plus exposés aux risques de précarité et de pauvreté, la crise déstabilise la situation des travailleurs de qualification intermédiaire : ces risques progressent de manière prononcée dans la population des travailleurs qualifiés disposant d’un emploi permanent. L’impact direct de la crise, les transformations de la structure des emplois et les réformes du marché du travail interagissent dans cette évolution.
Outre l’effort pour mieux l’observer et la comprendre, la polarisation des emplois soulève une dimension normative qui interroge le devenir de nos sociétés : serait-ce, ou non, une tendance inéluctable ? La considérer comme telle revient à prendre acte de la désindustrialisation et de son impact sur la structure des emplois : il vaut mieux, alors, encourager, à un bout de la distribution salariale, l’emploi des personnes peu qualifiées par des exonérations de cotisations sociales concentrées sur cette partie de la distribution, et, à l’autre bout, laisser les rémunérations se fixer à un niveau suffisamment attractif pour les « talents » hautement qualifiés (et même encourager cette attractivité par une fiscalité agréable): c’est ce que recommandent explicitement par exemple deux économistes comme Augustin Landier et David Thesmar. On peut évidemment se demander, dans la foulée de Thomas Piketty, si une telle société binaire est tenable. On peut aussi observer que l’Allemagne, qui reste forte de ses capacités et de ses emplois industriels qualifiés, cède moins aisément à ce schéma de la polarisation (cf. graphique 2). Le refus de l’inéluctabilité suppose d’envisager concrètement comment les politiques publiques et les stratégies privées peuvent impulser des transformations productives resserrant les liens entre activités de l’industrie et des services. Ces transformations redonneraient une place clef à ces professions intermédiaires dont un récent dossier de la revue de l’AFPA considère qu’elles sont encore « le moteur de l’économie de demain », sous réserve d’un investissement adéquat dans le développement continu de leurs compétences. Cette controverse a agité les débats autour du Pacte de responsabilité et de solidarité.
Jacky Fayolle