La nouvelle géographie des emplois

L’économie rattrapée par la géographie

Le travail mené en 2013 par le Centre Etudes & Prospective sur les relocalisations d’activités industrielles en France, en collaboration avec Sémaphores et le laboratoire ACEDI de Paris-Dauphine, avait mis l’accent sur la capacité des territoires à constituer des écosystèmes pérennisant leur attractivité et leur développement. Ces écosystèmes désignent l’ensemble de ressources et le réseau de connexions susceptibles de donner durablement vie à ce développement : activités économiques, compétences des personnes, ressources en capital, institutions d’enseignement et de recherche. La revue de littérature de ce travail a souligné les apports d’économistes-géographes comme Laurent Davezies (La crise qui vient, la nouvelle fracture territoriale, La République des idées, Seuil, 2012) et Pierre Veltz (Paris, France, Monde, Repenser l’économie par le territoire, Éditions de l’Aube, 2012). L’analyse empirique menée sur les 320 zones d’emploi définies par l’INSEE, à l’initiative de l’équipe d’El Mouhoub Mouhoud à l’ACEDI, a permis de montrer comment le croisement des spécialisations sectorielles d’un territoire et des profils professionnels de sa main d’œuvre conditionne sa vulnérabilité aux délocalisations ou sa propension aux relocalisations.

L’intérêt de l’ouvrage d’Enrico Moretti (EM) est d’offrir, sur le vaste espace constitué par les Etats-Unis, un cadre de raisonnement intégrant les riches données socio-économiques permettant de mesurer les forces qui restructurent cet espace et d’en apprécier l’impact. Sa thèse centrale pourrait être résumée comme suit : l’économie contemporaine de la connaissance et de l’innovation  développe des forces d’agglomération et d’attraction inédites qui concentrent localement les activités et les compétences et qui suscitent des divergences grandissantes entre territoires, avec des conséquences lourdes pour la cohésion économique et sociale de la nation qui les rassemble. Si cette thèse se réfère aux travaux antérieurs de la nouvelle économie industrielle, EM la développe avec une cohérence et une richesse empiriques qui lui confèrent une portée politique bien plus forte que les seuls travaux analytiques spécialisés. Les économies d’échelle, la profondeur du marché du travail local, qui facilite les appariements et… les mariages, l’accès au capital-risque, les externalités entre processus de R&D (Knowledge spillover) convergent au profit de certains territoires mais au détriment de nombreux autres. Logiquement, EM ne se contente pas d’observer et d’analyser les processus en jeu, mais en tire des principes de politique publique. 

L’explosion des disparités territoriales

Qui se ressemble s’assemble : EM montre à quel point les emplois des activités innovantes (high-tech sectors) tendent à coller les uns aux autres, au sein de véritables communautés localement structurées (où le face-à-face des relations humaines dans la production de la connaissance et de l’innovation est le premier pare-feu à la tentation de la délocalisation). Cette caractéristique confère à la création locale d’un high-tech job un effet multiplicateur de grande ampleur, puisque cet effet incorpore non seulement le classique effet induit sur d’autres activités (notamment les emplois locaux de services) mais aussi l’attraction exercée sur d’autres emplois innovants, en raison des externalités positives qu’ils exercent les uns sur les autres : se référant à ses propres recherches, EM parle d’un rapport de 1 à 5 pour cet effet multiplicateur local. Le high-tech sector, qui représenterait 10% des emplois américains, regroupe des activités fort diverses, matérielles aussi bien qu’immatérielles, mais se distingue par sa créativité, c’est-à-dire sa capacité à produire des biens et services suffisamment originaux pour ne pas être aisément reproduits. 

Il en résulte pour les Etats-Unis une « grande divergence », entre, d’une part, les brain hubs (les « pôles cérébraux »), c’est-à-dire les cités qui concentrent la main d’œuvre hautement éduquée, les activités innovantes, les emplois industriels et serviciels constituant l’économie vivrière supportant ces activités, et, d’autre part, les territoires à dominante manufacturière traditionnelle, qui périclitent, affectés par les délocalisations, les pertes d’emplois, la dépression. Entre les deux, la vaste zone grise des territoires au destin encore incertain. Point important : l’analyse n’est pas déterministe, même si elle repère avec précision les facteurs donnant force à ces enchainements cumulatifs. Les caractéristiques de l’économie d’innovation font qu’il faut parfois peu de choses pour lancer un processus cumulatif favorable sur un territoire qui ne disposait pas d’avantages décisifs au départ et pouvait même souffrir de handicaps hérités du passé. Peu de choses mais un accès suffisant au capital, car dans les activités innovantes, les coûts fixes de R&D sont élevés alors que les coûts variables de production sont ensuite plutôt faibles. EM développe une analyse systématique des dynamiques comparées des aires métropolitaines et en donne de multiples exemples vivants, exposés avec conviction, comme celui de Seattle, cité ressuscitée (merci, Bill Gates !). Evidemment, dans ces histoires américaines, l’initiative entrepreneuriale est à l’honneur.

Ces enchainements cumulatifs ont des conséquences lourdes pour la cohésion sociale. Ils contribuent à la polarisation du marché du travail, au détriment des emplois industriels et serviciels de qualification intermédiaire et à dominante routinière, ainsi que des territoires qui les concentrent.  L’impact est prononcé sur les échelles salariales : un travailleur moyennement qualifié dans une zone en pointe pourra gagner plus qu’un travailleur hautement éduqué dans une zone en déshérence. EM aligne une série de variables pour montrer les divergences croissantes, voire explosives, entre aires métropolitaines : les opportunités d’emploi, les rémunérations, les divorces, l’espérance de vie, la criminalité, la participation politique… Ce n’est pas sans effet sur la cohésion politique de la société américaine et sur sa cartographie électorale. A la gentrification de certains territoires s’oppose la paupérisation d’autres, qui ne sont pas toujours très lointains.     

Politiques publiques

EM est lucide sur les implications sociales et politiques de ces évolutions. Comme il considère qu’elles sont dotées d’une certaine irréversibilité, il envisage des politiques publiques qui vise à les corriger ou à les orienter plutôt qu’à les heurter de front :

–  L’aide à la mobilité. Une question naïve vient au lecteur,  que  EM n’évacue pas : pourquoi les travailleurs américains, supposés si mobiles, ne corrigent-ils pas d’eux-mêmes, en déménageant, les divergences territoriales ? EM montre, chiffres à l’appui, que la mobilité géographique des américains dépend fortement de leur niveau éducatif et indique, réaliste, les obstacles à la mobilité des moins éduqués : les contraintes de liquidité, le coût du logement, l’ancrage local des relations personnelles et familiales. Il recommande la mise en œuvre d’incitations via l’assurance chômage : un « chèque mobilité » (mobility voucher) en sus de l’indemnisation pour les chômeurs prêts à la mobilité. Il prône aussi une politique d’offre de logements suffisamment agressive pour éviter la gentrification excessive de certaines zones.

– Le « Big Push », c’est-à-dire « mettre le paquet » pour changer le destin d’un territoire en déclin, en coordonnant les initiatives des acteurs publics, privés et sociaux à un moment donné. Les subventions publiques sont partie intégrante du paquet : elles doivent être suffisamment importantes et ciblées (notamment sur le développement des compétences au sein de communautés appauvries) pour lancer un mouvement ensuite auto-entretenu mais elles n’ont pas vocation à la pérennité, afin d’éviter l’assistance permanente au déclin. L’efficacité du Big Push  n’est pas à tout coup garantie : elle doit être anticipée et évaluée au cas par cas.

– L’investissement public et privé dans l’éducation et la recherche. EM montre que cet investissement est aujourd’hui bien en-dessous de son « niveau socialement optimal ». Il est sévère envers la dégradation des performances du système éducatif américain et son évolution inégalitaire, dans le secondaire notamment. Il en résulte un rationnement malthusien : la demande de main d’œuvre hautement qualifiée progresse plus vite que l’offre. Pourtant, un calcul économique montre que la rentabilité de l’investissement éducatif est supérieure à celle des investissements immobilier et financier ! Mais cet investissement se heurte à des contraintes spécifiques : les contraintes de liquidité pour accéder à une éducation coûteuse, l’inaliénabilité du capital humain ainsi constitué, la ségrégation spatiale qui est source d’externalités positives ou négatives pour l’accès à l’éducation.

– Une ouverture bien plus généreuse à l’immigration hautement qualifiée. Les brain hubs à succès sont déjà largement bénéficiaires du brain drain, c’est-à-dire l’apport de chercheurs, de docteurs, d’ingénieurs  d’origine étrangère. EM recommande de libérer et d’accélérer ce mouvement, qui a évidemment l’avantage de parer à certains manques du système éducatif américain. A cet égard, il n’échappe pas à une vision utilitariste, assez indifférente à l’impact du brain drain sur les pays d’origine et au sort de l’immigration peu qualifiée (sur laquelle se centre le débat politique aux Etats-Unis).

Le lecteur percevra de lui-même ce qui fait différence entre les Etats-Unis et la France (et plus largement l’Europe). Mais il sera aussi sensible aux effets de miroir entre les deux pays, qui renvoient aux mutations des sociétés issues ensemble de la révolution industrielle. Avoir un regard attentif sur l’expérience américaine n’est pas un luxe.



Jacky Fayolle