Les inégalités sur l’agenda politique ?

Les inégalités sur l’agenda politique ?

Un enjeu d’intérêt public

Dès l’ouverture de ces Entretiens du Trésor, Bruno Bézard, Directeur général du Trésor et Emmanuel Macron, Ministre de l’Economie, ont planté sans détour le décor. Bruno Bézard considère les inégalités comme un enjeu transversal aux missions de son administration, dans un contexte de raréfaction des ressources publiques et de reprise difficile de l’activité qui ne permet pas de s’en remettre à une atténuation spontanée des inégalités par le retour de la croissance.

Emmanuel Macron invite à prendre la pleine mesure d’inégalités devenues intolérables, dont la consolidation humilie les outsiders exclus et rompt le pacte républicain. Si, à l’échelle mondiale, l’émergence de certains pays réduit la fréquence des situations de pauvreté, cette évolution va de pair avec la relance des inégalités au sein des pays développés, qui interpelle leurs politiques redistributives. La reproduction inter-générationnelle des inégalités, qu’elle transite par la concentration de l’accumulation patrimoniale ou par les déterminismes du système éducatif, fait retour sur un mode insidieux, qui n’est pas toujours visible dans les mesures les plus sommaires et statiques des inégalités : comme l’a montré François Bourguignon dans la suite des débats, si le classique indice de Gini offre une mesure synthétique du degré d’inégalité de la distribution des richesses au sein de la population, la faible variation apparente de cet indice entre 2006 et 2012 en Europe cache en réalité une tendance de long terme à la hausse des inégalités.

Pour le ministre, ces réalités conduisent à réviser en profondeur le système économique et social français, dont l’approche collective ne permet plus de traiter suffisamment en amont des difficultés affectant tôt certaines personnes. Il est urgent de promouvoir l’égalité des opportunités et d’ouvrir l’accès des filières éducatives porteuses, des logements de qualité abordables, des carrières professionnelles fermées aux outsiders qui en sont aujourd’hui exclus.

Jörg Asmussen, Secrétaire d’Etat au Travail en Allemagne, s’est joint à cette reconnaissance de la lutte contre les inégalités comme un enjeu d’intérêt public dans le champ européen.

Des inégalités à la ségrégation

Thomas Piketty a repris certains résultats de ses recherches, exposées dans l‘ouvrage Le Capital au XXIe siècle (dont une note de lecture a été publiée sur ce blog). Il a insisté sur la remontée spectaculaire des inégalités de revenus et de patrimoines aux Etats-Unis dans les dernières décennies, qui aboutit à la captation des gains par une minorité, dans un contexte de croissance ralentie. L’endettement excessif des ménages pauvres ou modestes a d’autant plus contribué à fragiliser le système financier. Le caractère inégalitaire du système éducatif américain joue son rôle dans cette évolution : l’économiste a rappelé que le revenu des parents des étudiants d’Harvard se situe en moyenne dans les 2% des revenus les plus élevés du pays. L’édition du 24 janvier de The Economist consacre son titre à la « nouvelle aristocratie d’Amérique » (America’s new aristocracy) et introduit ainsi l’éditorial : « Comme l’importance du capital intellectuel croit, le privilège est devenu de plus en plus héritable » (As the importance of intellectual capital grows, privilege has become increasingly heritable).

Si la remontée des inégalités n’est pas aussi prononcée en Europe, celle-ci n’échappe pas à cette tendance. Dans tous les cas, Thomas Piketty insiste sur la détermination institutionnelle de la dynamique des inégalités, qui n’est pas réductible au fatalisme économique de la mondialisation.

La discussion qui a suivi a montré le renouvellement de la recherche sur la relation entre inégalités et croissance, perçue désormais sur un mode plus complexe de causalités réciproques et non-linéaires, comme le suggèrent les travaux du FMI évoqués par Jonathan Ostry, Directeur adjoint de la recherche économique. Des études récentes de l’OCDE, résumées par Michael Förster, chef de l’unité Inégalités, indiquent que la hausse des inégalités réduit structurellement la croissance en dégradant la position des personnes situées dans la moitié inférieure de la distribution des revenus, ce qui inclut, au-delà des catégories pauvres, une large fraction des couches moyennes. L’accès des enfants issus de ces catégories sociales à la maîtrise des compétences fondamentales et à l’enseignement supérieur devient plus difficile, trop conditionné par leur héritage familial. Le frein conséquent à la formation de capital humain borne la croissance potentielle.

Il ne suffit donc certainement pas d’attendre passivement du retour espéré de la croissance le repli spontané des inégalités. Au contraire, les travaux de Thomas Piketty invalident le lien supposé positif à long terme entre la croissance et la baisse des inégalités, dit « courbe de Kuznets ». Kemal Dervis, ex-responsable du Programme des Nations Unies pour le Développement, souligne ce point à sa façon en indiquant qu’une distribution trop concentrée des revenus engendre un excès structurel d’épargne qui déprime le rendement attendu des investissements dans les nouvelles technologies et ouvre la voie à la « stagnation séculaire », une expression empruntée à Larry Summers, Professeur à Harvard. Si le caractère expansif de la politique monétaire est souhaitable pour écarter cette menace, il n’y suffit point et peut même favoriser de nouvelles bulles spéculatives. Il ne dispense donc pas d’une action structurelle sur la distribution des richesses.

L’intervention de Rüdiger Krech, Directeur du Département d’éthique et des déterminants sociaux de la santé de l’OMS, a rappelé opportunément la place des enjeux de santé, à la fois comme causes et conséquences, dans la formation et la reproduction des inégalités. Il a souligné avec force le besoin de politiques intégrées qui incorporent à part entière la dimension sanitaire. Ce souci de politiques inclusives, multidimensionnelles, a aussi été souligné par Pierre-Yves Madignier, Président d’ATD Quart Monde. Cet appel à des politiques intégrées s’appuie sur les constats faits par François Bourguignon (Ecole des hautes études en sciences sociales) et Daniel Cohen (Ecole normale supérieure) d’une réalité des inégalités socio-économiques plus fondamentale que les seules inégalités monétaires de revenu: les inégalités de conditions de vie, d’environnement social, de bien-être perçu. Daniel Cohen a fait référence à l’ouvrage d’Eric Maurin, Le ghetto français, enquête sur le séparatisme social (Seuil, 2004), qui avait démontré, il y a déjà plusieurs années, le rôle majeur joué par la ségrégation spatiale et résidentielle dans la pétrification des inégalités : la socialisation des personnes, des jeunes particulièrement, se fait plus sur le mode des « appariements sélectifs » que des « affinités électives ».

Enrayer les logiques ségrégatives

François Dubet (EHESS), sociologue de l’école, montre à quel point ces réalités sont aujourd’hui incorporées dans les comportements individuels et les stratégies familiales, en matière de choix résidentiels et scolaires notamment. « La peur du déclassement », aussi soulignée par Eric Maurin (Seuil, 2009), joue en ce sens. Il est difficile de lutter contre ces logiques ségrégatives si les politiques mises en œuvre ne font pas suffisamment sens pour l’ensemble des citoyens concernés, de telle sorte qu’ils puissent en apprécier de manière équilibrée les coûts et les bénéfices pour leur propre compte. La promotion de l’égalité des chances individuelles ne suffit pas, si elle laisse à l’écart ceux qui n’arrivent pas à faire en tête la course méritocratique. Il faut aussi promouvoir l’égalité des conditions, notamment grâce à des établissements scolaires de qualité au sein des territoires en difficulté. Andréas Schleicher, Directeur de l’éducation et des compétences à l’OCDE, souligne à ce propos, sur la base des enquêtes de l’OCDE, le renforcement des inégalités éducatives en France et la nécessité d’une meilleure utilisation des fonds publics consacrés à l’éducation (le redoublement, lorsqu’un élève est en difficulté, est une solution coûteuse et inefficace !).

Laurence Parisot, vice-présidente de l’IFOP, et François Chérèque, aujourd’hui chargé du suivi du plan quinquennal de lutte contre la pauvreté, auront, chacun à leur façon, le mot de la fin. Laurence Parisot relève l’absence de prise en compte de certaines dimensions clefs des inégalités dans le débat : de manière choquante, les inégalités entre femmes et hommes (dans le contenu des débats comme dans l’absence de parité des tribunes), qui se cumulent aux inégalités sociales ; de manière problématique, les inégalités entre personnes travaillant dans les très petites, petites, moyennes et grandes entreprises. François Chérèque souligne le besoin d’une adaptation pragmatique des politiques publiques, dont la mise en œuvre identifie et cible mal en pratique les groupes et personnes prioritairement concernés par telle ou telle mesure (parfois les personnes ne recourent même pas à leurs droits, comme dans le cas du RSA). Lorsque des réformes du système social font des perdants, des exceptions correctives sont introduites, qui compliquent encore plus un système déjà peu lisible.

Visiblement, la conscience du besoin d’une action structurelle contre les inégalités progresse : le retour attendu de la croissance ne dispensera pas d’une telle action. Mais la mise en pratique sera l’affaire d’une longue marche, car les diagnostics sur les causes du retour des inégalités diffèrent et les préconisations politiques, pertinentes et opérationnelles, font encore défaut : les Entretiens du Trésor, aussi motivants soient-ils, ne sont pas arrivés jusqu’à ce point-là.

 


Jacky Fayolle, Nicolas Fleury, Audrey Rain