Le CICE, choc de compétitivité ou effet d’aubaine ?

France Stratégie n’est pas en mesure de fournir une évaluation définitive du CICE, qui atteint tout juste cette année sa pleine maturité. La procédure d’évaluation est longue en raison du temps nécessaire pour que la mesure soit connue et intégrée par les acteurs, des délais de mise à disposition des données, et de la durée requise par leur analyse. Le rapport de France Stratégie précise ainsi être, pour l’heure, dans l’incapacité de formuler un jugement sur le CICE. Toutefois, certaines données du rapport laissent entrevoir un possible effet d’aubaine dans certains secteurs, en termes d’emplois et d’investissement : les entreprises qui déclarent embaucher grâce au CICE embauchaient déjà avant sa mise en place ; celles qui déclarent investir grâce à lui investissaient avant. On peut alors se demander si le CICE finance à bon compte des dépenses qui seraient de toute façon faites, ou s’il a amplifié un mouvement d’expansion dans certains secteurs. Dès lors, il est étonnant que ce terme « d’effet d’aubaine » ne figure pas dans le rapport, fût-ce au conditionnel ou à titre d’hypothèse, alors qu’il a occupé les débats, et qu’il figurait abondamment dans les travaux remis au Comité en vue de la rédaction du rapport (voir la présentation du rapport préliminaire de l’IRES).

Mauvais ciblage ou manque de ciblage ?

Dans son rapport annuel sur l’état de la France en 2015, le CESE (Conseil Economique, Social et Environnemental) juge le CICE « mal ciblé », ce qui est inquiétant puisque celui-ci a quand même coûté 17,3 milliards d’euros, et pourrait s’élever à la fin de l’année à 21,3 milliards d’euros, soit 1% du PIB. Une année supplémentaire de mauvais ciblage représente donc un coût considérable pour les finances publiques. Le rapport du Comité de suivi note que le CICE bénéficie avant tout, de par son mode de calcul (6% de la masse salariale inférieure à 2,5 SMIC), aux entreprises intensives en main-d’œuvre faiblement rémunérée, c’est-à-dire principalement dans les secteurs de l’hébergement, de la restauration, de la construction ainsi que des activités de services administratifs et de soutien (ASAS). On peut cependant se demander si tous ces secteurs ont réellement besoin de mesures de soutien à la compétitivité et s’ils ne profiteraient pas plutôt de politiques de demande.

La question du ciblage du CICE se pose donc bien. Même les entreprises du secteur des ASAS sont faiblement soumises à la concurrence internationale. Il est donc permis de se demander si le CICE ne devrait pas plutôt être concentré sur les entreprises présentes sur les segments les plus concurrentiels, et notamment sur les industries exportatrices, qui, pour l’heure, ne bénéficient pas plus fortement du CICE que la moyenne. Cela n’est cependant pas nécessairement le signe d’un mauvais ciblage (pour reprendre les termes du CESE) puisqu’une grande partie de la compétitivité des entreprises présentes dans les secteurs et sur les marchés les plus concurrentiels dépend largement de l’évolution des prix des produits des entreprises nationales situées plus en amont. Or, comme l’ont montré deux études de France Stratégie, l’une de Mouhamadou Sy et l’autre de Frédéric Lainé et Odile Chagny, si l’on compare les déterminants de la compétitivité des entreprises industrielles françaises et allemandes, la différence ne semble pas venir du coût salarial moyen, qui est même à l’avantage de France, mais du coût des intrants et des services aux entreprises (biens non-échangeables).

 

Évolution du prix des biens échangeables et non-échangeables (base 100 en 2000)

Le CICE, choc de compétitivité ou effet d'aubaine ?

Source : Mouhamadou Sy, « Réduire le déficit des échanges extérieurs de la France », France Stratégie, Note d’Analyse, septembre 2014

 

Le fait que les entreprises du secteur ASAS bénéficient massivement du CICE est donc une bonne nouvelle, et l’on peut se demander si ce n’est pas sur ces secteurs et les entreprises en amont dans les filières que la mesure devrait être ciblée. C’est là une recommandation voilée du rapport de France Stratégie, qui invite à se concentrer sur la manière dont le CICE « peut se réallouer entre entreprises amont et aval, au gré notamment des politiques de prix et des relations entre donneurs d’ordre et sous-traitants ». Ainsi, le CICE apparaît moins comme mal ciblé que comme insuffisamment ciblé. Nous sommes moins dans un problème de compétitivité des entreprises que de compétitivité des filières. Il conviendrait dès lors de concentrer le CICE sur les entreprises en amont dans les filières qui répercutent le CICE sur leurs prix.

Le CICE, une mesure coûteuse pour des résultats douteux

Tous secteurs confondus, 60% des entreprises déclarent utiliser le CICE pour investir. L’essentiel des 40% restants le destine à l’emploi. Quoique le rapport ne le relève pas, contrairement au rapport préliminaire rendu par l’IRES à partir d’un travail mené en collaboration avec le Centre Études & Prospective du Groupe Alpha, Syndex et ORSEU, les entreprises qui l’orientent prioritairement vers l’emploi sont des entreprises en grande difficulté qui ont connu des baisses plus fortes des effectifs (-8,7% contre -5,1% en moyenne), du chiffre d’affaires (-6,7% contre +0,2%) et du résultat d’exploitation (-23,4% contre -13,8%). Cela semble donc bien confirmer le jugement du CESE : en ce qui concerne l’emploi, le CICE a surtout eu une valeur « défensive », permettant de sauvegarder des emplois sans en créer. La plupart des entreprises ont cependant utilisé le CICE pour investir ; mais quel est l’effet de cet investissement sur l’emploi, les salaires et les prix de vente ? Dans les services, les entreprises tendent à déclarer un effet du CICE sur l’emploi et les salaires ; dans l’industrie, plutôt sur les prix de vente et les salaires. Les entreprises ASAS constituent une exception remarquable à cette division entre services et industries. Elles déclarent très largement (69% d’entre elles) que le CICE aura un effet sur leurs prix, ce qui devrait permettre une baisse du coût global pour les entreprises en bout de filière.

Ainsi, à en croire les entreprises, le CICE aurait globalement des effets positifs sur les salaires. Pourtant, les hausses de salaires sont essentiellement tirées par les hauts salaires (supérieurs à 2,5 SMIC) et par la revalorisation du SMIC. Le CICE n’a donc pas entraîné de hausse délibérée des salaires de la part des entreprises. Tout au plus peut-on dire qu’il leur permet de faire face à la hausse du SMIC sans perdre en compétitivité. S’agissant des hausses des hauts salaires, on peut estimer, comme le fait le rapport de France Stratégie, qu’elles sont dans l’esprit de la loi, en permettant aux entreprises d’investir dans l’embauche de « talents » aux compétences rares, mais c’est là un jugement qui mériterait d’être étayé par des éléments concrets.

Quant à l’effet sur l’emploi et l’investissement, il est douteux. Le rapport souligne ainsi que la corrélation est non seulement positive entre un effet déclaré positif du CICE sur l’emploi et la bonne santé économique, mais aussi entre l’utilisation du CICE à des fins d’investissement et un taux d’investissement élevé antérieur à la mise en place du CICE. Les entreprises déclarent que le CICE aura des effets sur l’emploi ou sur l’investissement surtout lorsqu’elles constatent une hausse de l’activité ou de l’investissement au cours de la période passée, et prévoient une hausse de l’activité ou de l’investissement à venir. En étant vraiment optimiste, on peut donc dire que le CICE a accéléré un mouvement qui était déjà à l’œuvre ; si l’on était pessimiste, on y verrait un effet d’aubaine.

Selon le rapport de France Stratégie, le CICE aurait permis de sauver des emplois en ciblant principalement les entreprises les moins compétitives. Il a d’ailleurs souvent été mobilisé en préfinancement de la BPI pour permettre aux entreprises en difficultés financières de survivre (avec le risque pour les finances publiques que ces sommes passent dans les pertes).Toujours à son actif, il a aussi eu un effet positif sur les entreprises bien intégrées dans les filières et sur les entreprises de services administratifs et de soutien, ce qui permet de faire baisser le coût global de toute la filière. Cet effet explique sans doute en partie le dynamisme des exportations françaises hors zone euro par rapport à ses partenaires européens et le rétablissement des marges des entreprises depuis quelques trimestres. L’investissement et l’emploi pourraient alors suivre quand les taux d’utilisation du capital auront retrouvé leur niveau d’avant-crise. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle l’OCDE ne prévoit pas de baisse du chômage avant 2016, et le BIT pas avant 2017.

Le CICE est insuffisamment ciblé de par sa conception : il est ouvert à toutes les entreprises et calculée de la même manière. Néanmoins, vu qu’il semble avoir peu d’effets positifs sur l’emploi et l’investissement dans le cas des entreprises dynamiques, et pourrait même dans leur cas constituer un effet d’aubaine, ces crédits d’impôt pourraient être concentrés sur les entreprises en difficulté et sur celles qui tendent à répercuter les gains de compétitivité sur les prix, ce qui diffuserait leur effet au sein de toute la filière, notamment sur les entreprises du secteur des services administratifs et de soutien.

 


Kevin Guillas-Cavan