Le Compte Personnel d’Activité : simple portail de droits, ou levier de réforme de notre modèle social ?
La création du compte personnel d’activité (CPA) est inscrite dans la loi relative au dialogue social du 17 août 2015. Pour décrire le CPA, France Stratégie le présente dans un récent rapport sur le sujet comme « un coffre-fort des droits, qui ouvrirait la possibilité pour chacun d’accéder facilement, grâce à un point d’entrée unique sur internet, à l’ensemble de ses droits pour les mobiliser de façon autonome ». Cette définition suggère que le CPA pourrait avoir vocation à englober l’ensemble des droits sociaux, et non simplement les droits liés à l’emploi. Une approche qui correspond du reste à la conception d’un « compte social universel » défendue par Manuel Valls à la fin de l’année 2014. De façon plus large, le CPA s’inscrit dans le débat sur la flexisécurité. En fournissant aux travailleurs une information claire sur leurs droits et des protections accrues, il peut en effet être vu comme une contrepartie à une flexibilisation du marché du travail, consécutive notamment au développement des contrats courts.
Pour autant, cette définition large réclame une volonté politique, autant qu’elle pose de lourds problèmes de mise en œuvre pratique. De fait, les interrogations sur le contenu précis du CPA restent entières : alors que celui-ci a vocation à rentrer en vigueur au premier janvier 2017, une négociation entre partenaires sociaux a débuté fin 2015 pour en définir le périmètre et les règles de fonctionnement. Ce billet vise à mettre en perspective les enjeux de cette négociation, en présentant les justifications du CPA, les choix stratégiques qui restent à déterminer, et les conditions de succès du compte au regard de ses objectifs affichés.
Les justifications du CPA
La création du compte personnel d’activité répond d’abord à l’augmentation des transitions professionnelles en France depuis plusieurs décennies, dans un contexte de fragmentation des statuts individuels, dénoncée par de nombreux rapports parlementaires ou administratifs. Les changements de contrats ou de statut (de salarié à indépendant par exemple) entraînent ainsi souvent des pertes de droits, notamment pour les travailleurs précaires qui enchaînent les CDD ou cumulent les emplois, et dont les parcours sont entrecoupés de chômage. Certains droits demeurent par ailleurs soumis à des conditions d’ancienneté dans l’entreprise. A cet égard, le CPA ferait œuvre utile en fournissant des protections similaires à tous les travailleurs quel que soit leur statut, leur ancienneté et la taille de leur entreprise.
Par ailleurs, le CPA peut se justifier par l’objectif de réduire les inégalités professionnelles en améliorant l’accès aux droits. A titre d’exemple, la faible participation des individus les moins employables à la formation s’explique en partie par un manque d’information, de moyens financiers, et d’accompagnement dans leurs démarches. Le CPA peut permettre de lever certaines de ces barrières en favorisant la mobilisation des droits et en offrant un accompagnement personnalisé, aussi bien physique que numérique.
De façon plus générale, la création du CPA s’inscrit dans une tendance à l’autonomisation des individus dans leurs orientations de carrière professionnelle, et plus largement dans leurs choix de vie. Cette tendance est notamment perceptible avec le développement de droits portables et à l’initiative des actifs, tels que le compte personnel de formation (CPF). Or, arbitrer entre une période d’emploi ou d’inactivité, entre un congé parental ou une formation professionnelle, suppose d’avoir une information claire sur les conséquences de chaque changement de situation en termes de niveau protection sociale et de revenu. De ce point de vue, le CPA peut permettre aux individus d’effectuer leurs choix de façon plus autonome et éclairée.
Principes de fonctionnement et choix stratégiques en suspens
Même si les modalités d’abondement, de mobilisation et de gestion du CPA restent encore largement à déterminer, le consensus qui se dégage, au travers des travaux préparatoires menés par France Stratégie, le dessine comme un compte unique, libellé en points, et alimenté par plusieurs sources. Le CPA engloberait d’une part des droits générés par l’emploi, en distinguant ceux qui sont financés par la mutualisation (comme le CPF ou le compte personnel de prévention de la pénibilité, C3P) de ceux qui sont financés par l’entreprise, par accord collectif comme le compte épargne-temps ou directement comme l’épargne salariale, la RTT, les congés, etc. Dans une logique d’équité, le CPA pourrait par ailleurs accueillir des dotations financées par la solidarité nationale, afin de mettre en œuvre un véritable droit différé à la formation, ou corriger les conséquences de certains accidents de la vie. Ces mécanismes d’abondement pourraient être utilement complétés par des financements individuels, ce qui implique toutefois de donner aux actifs des incitations suffisantes pour cela.
Cette vision ambitieuse ne sera toutefois pas forcément retenue au terme de la négociation en cours, dont un point d’étape récent montre que le consensus sur le périmètre du CPA reste encore à trouver. Dans une vision restrictive, le CPA pourrait ainsi n’être qu’un simple portail d’information visant à centraliser l’ensemble des droits sociaux individuels sur un site accessible à chacun. Pour utile qu’elle soit eu égard à la complexité des systèmes d’information existants, cette approche ferait toutefois litière de l’opportunité que représente le CPA pour faire évoluer en profondeur notre modèle social. Ainsi, le CPA pourrait permettre le regroupement et la simplification des différents droits. Un salarié ayant une certaine ancienneté pourrait compléter ses droits formation acquis au titre de son CPF avec d’autres droits acquis via son C3P, son CET ou son épargne salariale. Ceci lui permettrait de financer une formation longue et certifiante, condition de sa reconversion. Par ailleurs, une fongibilité asymétrique des droits, définie par la loi ou la négociation collective, permettrait d’inciter à certains investissements socialement utiles. Ainsi les droits formation pourraient n’être utilisés que pour la formation.
Enfin, la dotation individuelle que constitue le CPA permettrait de désintermédier un certain nombre de marchés, comme ceux de la formation et de l’accompagnement des demandeurs d’emploi, en mettant directement en relation les utilisateurs et les organismes de formation ou de placement. Alors que le contrôle de la qualité des prestataires souffre d’un manque de pilotage, cette désintermédiation permettrait d’accroître l’efficacité du retour à l’emploi, comme ont pu le montrer certaines évaluations des dispositifs de type « chèque-formation » en Allemagne.
Difficultés et conditions de succès
Dans une approche ambitieuse, le CPA se présente ainsi comme un levier de sécurisation des parcours et d’évolution de notre système de protection sociale. Pour autant, les difficultés pour atteindre cet objectif sont nombreuses. Difficultés politiques tout d’abord, tant la transformation des droits existants en une « monnaie unique » – le point CPA – nécessitera de trouver des consensus sur la valeur accordée aux différents droits. A l’heure actuelle, le CPF est libellé en heures, le C3P en points, les droits à l’assurance chômage en euros… Les mécanismes de conversion entre eux nécessiteront de déterminer la valeur de chacune des composantes – ce qui, dans une perspective optimiste, constitue une bonne incitation à dévoiler les coûts réels de certaines prestations, telles que la formation. Les difficultés seront également institutionnelles et techniques, car la convergence dans un compte unique de systèmes d’information institutionnels (pôle Emploi, le CPF, etc.), ou, au contraire, propres aux entreprises (pour le CET ou l’épargne salariale), engendrera nécessairement de la complexité.
Face à ces obstacles et au risque d’usine à gaz, bien réel, que recèle le dispositif, les conditions de succès d’un CPA ambitieux peuvent se résumer à un principe : mettre l’utilisateur au centre de la réforme. Plusieurs préconisations en découlent :
1) Favoriser une méthode incrémentale dans l’élaboration du contenu du CPA, en ajoutant les différentes briques une à une (CPF, CET, assurance-chômage, etc.), plutôt que d’espérer mettre d’emblée en service un dispositif exhaustif.
2) Développer le dialogue social en entreprise autour des possibilités ouvertes par l’utilisation du CPA, et des éventuels mécanismes d’abondement complémentaires (formation, CET). Dans cette perspective, le rôle de conseil des institutions représentatives du personnel aux salariés devrait être pleinement assumé.
3) Mettre en place un accompagnement de qualité, à la fois numérique et physique pour tenir compte des aptitudes différentes des utilisateurs potentiels à se saisir du dispositif. De ce point de vue il serait pertinent de s’appuyer sur le Conseil en Evolution Professionnelle (CEP) introduit par la loi Sapin du 5 mars 2014. Ceci suppose néanmoins de créer un financement dédié pour le CEP, et de l’ouvrir largement à un ensemble de prestataires labellisés.
4) Mettre en œuvre une technologie favorisant l’appropriation par les utilisateurs. L’interface finale devrait être la plus simple et ergonomique possible, ce qui suppose de laisser aux partenaires sociaux et à l’administration la complexité du « back-office », c’est-à-dire de l’élaboration des règles et de leur fonctionnement (modalités de financement, fongibilité asymétrique des différents droits, etc.).
Faute de respecter ces principes, il est à craindre que le CPA ne trouve pas son public, et ne rejoigne les nombreux éléphants blancs qui peuplent notre sphère publique.
Marc Ferracci