Réforme du Code du Travail : est-ce le bon moment ?
Un débat par médias interposés
Le 10 février dernier, un collectif de 82 économistes publiait dans Mediapart une tribune, intitulée « Pour sortir de l’impasse économique » , et insistait sur la nécessité d’une relance par la demande afin de « réenchanter l’avenir ». Ce réenchantement doit s’appuyer selon eux sur deux points centraux :
– Un programme de soutien de la demande de 40 milliards d’euros par an, financé par le détricotage du pacte de responsabilité et par le recours à l’endettement.
– La remise à plat des règles européennes, qui ne permettent pas de mener ces politiques de relance, et des hausses de salaires et de prestations sociales centrées sur les bas revenus.
Parmi les signataires de cette tribune de remise en marche de l’économie française et européenne par l’activation d’une politique ambitieuse de la demande, on trouve notamment Michel Aglietta (CEPII), Philippe Askenazy (Ecole d’économie de Paris) et Xavier Timbeau (OFCE).
Le 4 mars, un autre collectif de trente économistes publiait à son tour une tribune dans Le Monde, intitulée « Le projet de loi El Khomri représente une avancée pour les plus fragiles », pour défendre le projet de loi travail, notamment la barémisation des indemnités de licenciements et l’établissement de critères précis pour justifier ces licenciements, prévus dans la première version de ce texte. Cette réforme, selon les auteurs, serait susceptible de réduire le dualisme du marché du travail et de relancer l’emploi. Parmi les signataires, on peut citer notamment Agnès Bénassy-Quéré (Conseil d’analyse économique), Olivier Blanchard (ancien chef économiste du FMI) et Jean Tirole (prix Nobel d’économie en 2014).
Bien que les deux tribunes ne traitent pas initialement du même objet – déséquilibres macroéconomiques européens d’un côté, et fonctionnement du marché du travail français de l’autre – on a le sentiment de voir s’opposer deux visions qui ne s’accordent pas sur les besoins urgents de notre économie. Ce sentiment est renforcé par la publication, le 10 mars, d’une nouvelle tribune dans Le Monde, « La loi travail ne réduira pas le chômage », qui répond directement à celle du 4 mars. Elle a été signée par plusieurs participants à la tribune de Mediapart, comme Philippe Askenazy et Xavier Timbeau, auxquels se sont joints notamment Thomas Piketty (Ecole d’économie de Paris) et Daniel Cohen (Ecole normale supérieure).
Des exemples à remettre dans leur contexte
L’opposition entre les deux tribunes se poursuit lorsqu’elles appuient leurs arguments sur l’exemple de deux économies étrangères.
La tribune de Mediapart met en avant que les Etats-Unis ont eu recours avec succès à l’endettement pour sortir de la crise et dont l’économie est repartie bien plus rapidement que celle de la zone euro.
Si la reprise américaine s’est certes appuyée sur une politique budgétaire et monétaire expansionniste, il est peu probable qu’elle aurait généré un tel retour de la croissance si, à côté de cela, les entreprises n’avaient pas été en capacité de redresser leur profitabilité. Pendant ce temps, les salaires stagnaient, et les inégalités augmentaient, phénomène par ailleurs largement commenté (on peut citer Piketty ou plus récemment France Stratégie). En outre, la capacité de financement des Etats-Unis, que ce soit sur le plan public ou extérieur, est bien différente de celle des Etats de la zone euro.
La tribune du Monde souligne le dynamisme des créations d’emplois en Espagne. Après une sévère récession en forme de purge sur la période 2008-2013, qui a vu le nombre de personnes au chômage et d’entreprises en faillite exploser, la flexibilisation de son marché du travail serait la clé de son retour en grâce. De fait, l’économie espagnole connaît une véritable renaissance sur la période récente. En 2015, l’activité a progressé de +3,1%, au-dessus des attentes et des hypothèses prévues au moment de l’élaboration du budget, qui tablait sur une performance légèrement supérieure à 2%. Oui, mais… cette performance s’est largement appuyée sur un certain relâchement budgétaire du gouvernement, qui a de nouveau manqué sa cible de réduction des déficits publics. Par ailleurs, les performances de l’économie espagnole relèvent largement d’effets de rattrapage, après des années de récession et de compression des salaires, la croissance est effectivement de retour, mais le niveau d’activité est toujours largement en dessous de son niveau d’avant crise, et le taux de chômage dépasse 20%.
Et la France dans tout ça ?
L’affaiblissement de ses comptes extérieurs et des pertes importantes de parts de marché à l’export depuis une quinzaine d’années, tant au niveau mondial qu’européen, traduisent les difficultés structurelles de la France à rester compétitive. L’effort des derniers gouvernements (allégements Fillon, pacte de responsabilité et CICE) pour remédier à cette situation semble porter ses premiers fruits : le redressement des marges des entreprises est amorcé, les exportations redémarrent, l’investissement (et l’emploi) des entreprises repart doucement et devrait se renforcer à mesure que les capacités d’utilisation des facteurs de production seront saturées. Le projet de loi El Khomri dirige désormais la poursuite de cette « politique de l’offre » vers le marché du travail.
Dans le contexte de réduction généralisée des déficits publics en Europe, chapeautée par la Commission européenne, cet effort a été financé par une ponction sur les revenus des ménages (essentiellement par des hausses d’impôts). Résultat : la redynamisation de l’offre s’est effectuée au prix de la création d’un problème conjoncturel de demande. Les enquêtes d’opinion auprès des entreprises font état d’un manque de demande comme première préoccupation des entreprises. Cette faiblesse de la demande globale se perçoit dans le niveau de l’inflation, que la récente chute des prix énergétiques n’explique que partiellement, et la chute brutale des importations qui a mené à un surajustement des balances extérieures.
Cela aurait été moins grave si nos partenaires européens n’avaient pas tous eu (ou si on ne leur avait pas soufflé) la même idée. Hélas, la stratégie mercantiliste et non coopérative qui a marché en Allemagne, dans un contexte de demande abondante, n’est pas viable au niveau européen. Pour reproduire cette stratégie qui reposait en Allemagne sur la stagnation des salaires, l’Espagne a subi une déflation salariale brutale avec des résultats économiques et sociaux épouvantables. La généralisation de cette stratégie au niveau européen a mené l’Europe dans une impasse.
Un vrai problème de timing
La croissance d’une économie repose sur sa capacité à produire et à écouler sa production. Dans ces conditions, la justesse des choix de politique économique dépend à la fois des composantes de la demande et de l’offre, tout comme elle dépend à la fois de la situation structurelle et conjoncturelle de l’économie.
Au-delà de toute autre considération, en ne tenant pas compte de la situation conjoncturelle de l’économie française, le projet de loi travail a au moins un problème de timing, que nous évoquions déjà dans la dernière lettre du CEP.
Patrick Artus (Natixis), qui n’a signé aucune des tribunes, l’a rappelé dans un récent billet. Selon lui, qui souligne pourtant fréquemment les problèmes d’offre en France, à court terme le projet de réforme du marché du travail porte en lui les germes d’un ajustement de l’emploi à la baisse, de freinage des salaires et de l’inflation. Dans la même logique, la mise en place d’une dégressivité des allocations chômage risquerait de déséquilibrer un peu plus l’économie en ponctionnant les forces de soutien de la demande globale.
A l’inverse, la tribune publiée dans Mediapart met le doigt sur l’urgence du soutien conjoncturel de l’économie par la demande, mais sa proposition de défaire le pacte de responsabilité prive la France d’une réponse à ses problèmes de long terme : baisse du solde commercial, des marges des entreprises et de la part de l’industrie dans le PIB, forte sinistralité des entreprises manufacturières, etc.
Réparer l’offre et ménager la demande… sans s’endetter
Garder les mesures de restauration des marges des entreprises sans affaiblir la demande par augmentation des prélèvements sur les ménages, peut être financé à court terme par les déficits publics. A défaut de remédier au mal récurrent de la dépendance à l’endettement des économies développées sur les dernières décennies, qu’il soit public ou privé, cela amènerait un surplus de croissance bienvenu.
Les contraintes qui ont pesé sur le financement de la dette publique de plusieurs Etats européens n’ont guère laissé la liberté de mener une telle politique. Depuis, le déploiement d’une politique monétaire toujours plus accommodante et la mutation des déséquilibres macroéconomiques (les pays à déficits courants sont devenus excédentaires) dans la zone euro autorise à se poser de nouveau la question.
Il n’est toutefois pas évident qu’une sortie de crise pérenne passe par l’endettement. Le surendettement, public ou privé, est un terreau favorable au développement de crises financières. L’émergence d’une crise de dette qui débouche sur un défaut, et dans une moindre mesure un abaissement des rendements comme c’est le cas dans la zone euro, met de manière cyclique les épargnants à contribution.
L’équation qui reste est difficile à résoudre : renforcer l’offre sans casser la demande ni augmenter l’endettement. Elle exige de traiter le déséquilibre que crée la surcapacité d’épargne d’une partie des agents privés, qui contraint la demande à s’ajuster par l’endettement.
Clément Bouillet