Les conséquences sociales du “tournant énergétique” allemand : la rançon du succès ?
À quelques semaines d’intervalle, la ville et le canton de Genève ont porté plainte au pénal contre la France pour « mise en danger de la vie d’autrui » avec la centrale du Bugey, puis la Ministre fédérale allemande de l’écologie, Mme Hendricks, a enjoint la France de fermer la centrale de Fessenheim. Alors que les doutes planent sur le nucléaire français, notamment sur sa sécurité, il peut être intéressant de regarder vers l’Allemagne, où la dernière des seize centrales nucléaires devrait être arrêtée en 2022.
Au niveau énergétique, la France et l’Allemagne ne sont pas comparables : la France a bâti son indépendance énergétique sur le nucléaire, tandis que le mix allemand repose toujours largement sur le charbon. Néanmoins, le « tournant énergétique » allemand pose de façon générale la question suivante : une transition énergétique vers une économie décarbonée est-elle possible sans conserver le nucléaire à titre transitoire ? Le cas échéant, quelles sont les conséquences sociales d’une telle décision sur les travailleurs des énergies dites conventionnelles, sur les industries, et sur les ménages ? C’est sur ces questions que revient la dernière note du Centre Etudes & Prospective du Groupe Alpha.
D’un point de vue écologique, la transition allemande apparaît plutôt réussie. C’est néanmoins un succès qui coûte cher et qui, pour ne pas affaiblir l’industrie allemande, pèse uniquement sur les ménages, y compris les plus fragiles. En outre, la préservation de l’environnement s’est traduite par un coût social élevé dans le secteur du nucléaire.
Le « tournant énergétique » du point de vue écologique : que se cache-t-il derrière les noires fumées du charbon ?
Les médias français, mais aussi EDF, ont souvent mis en avant la montée du charbon dans le mix énergétique allemand. Alors que, pour les Français, cette énergie appartient désormais au passé, la somme des différentes formes de charbon continue de représenter plus de 40% du mix allemand. La montée du charbon a cependant été transitoire. Ainsi, la production par les centrales à charbon s’était accrue de 7% depuis le tournant énergétique, mais entre 2014 et 2015, elle a retrouvé son niveau de 2009.
En outre, cette hausse de 7% (19 TWh) n’a pas suffi pas à compenser la baisse de 47% de la production nucléaire liée à la fermeture des 9 premières centrales du pays (52 TWh), surtout que l’Allemagne reste un pays indépendant énergétiquement, et même exportateur, puisqu’en 2014 le solde exportateur du pays était de 34 TWh (contre 67 en France). À l’effondrement du nucléaire correspond donc un boom des énergies renouvelables, dont la production a crû de 32% en 5 ans, portant leur part à 25% du mix énergétique allemand.
Figure 1 – Sources d’énergie en Allemagne (en TWh)
Source : Ministère fédéral de l’économie et de l’énergie, 2015, « Zeitreihen zur Entwicklung der erneuerbaren Energie in Deutschland »,p.2
D’importants efforts ont en outre été réalisés pour améliorer l’efficience énergétique du pays. Le réseau a été amélioré afin de limiter les pertes d’énergie pendant l’acheminement. Celles-ci ont été réduites de 9%, ce qui a permis une baisse de 4% de la consommation globale. L’industrie a accru son efficience énergétique de manière plus importante encore, puisque qu’elle mobilise désormais 15% d’énergie en moins pour un euro de production industrielle.
Le « tournant énergétique » et la compétitivité industrielle : une récidive des lois Hartz ?
Entre 2010 et 2014, le prix de l’énergie a augmenté de près de 40% en Allemagne, alors qu’il était déjà un des plus hauts d’Europe (le deuxième après le Danemark). Mais ce mouvement n’a pas concerné l’industrie, où le prix a baissé. Bien que celui-ci reste supérieur de 19% à la moyenne de l’Union européenne, il est désormais inférieur à celui payé en moyenne dans la zone euro. Il fait même pratiquement jeu égal avec celui des industries françaises orienté à la hausse.
Cette baisse du prix de l’énergie pour l’industrie s’explique par l’amélioration de l’efficacité énergétique de celle-ci, mais elle provient surtout du fait que l’industrie a été épargnée par la hausse des prix nécessaire au financement des investissements. Cette hausse a reposé sur les ménages.
La transition a alors permis un nouveau choc de compétitivité pour les industries allemandes. De même que la baisse des coûts salariaux en Allemagne consécutive aux lois Hartz du second gouvernement Schröder avait largement été supportée par les ménages les plus fragiles, entraînant une hausse importante de la pauvreté (en dix ans, le nombre de personne sous le seuil de pauvreté est passé de 12% à 16%), cette baisse du coût de l’énergie pour les industries a eu des répercussions sur les ménages, notamment les plus démunis. La précarité énergétique des ménages de travailleurs pauvres a progressé (le nombre de ménages privés d’électricité a crû de 3,25% en cinq ans).
Le tournant énergétique par ceux qui le font et le subissent : deux voies divergentes
La transition énergétique allemande représente un choc pour les 40 000 salariés du nucléaire et notamment pour les plus précaires. La majorité des travailleurs en CDI des énergéticiens vont encore conserver leurs emplois pour plusieurs années, pour la plupart jusqu’à leur départ en retraite, le temps de démonter les centrales. En revanche, les intérimaires, les salariés des sous-traitants et les plus jeunes ont perdu leur emploi du jour au lendemain. À Biblis, où se trouvait une des premières centrales fermées, tous les emplois intérimaires ont disparu, 83% des emplois chez les sous-traitants et 43% des emplois stables de l’énergéticien RWE.
Cela représente la perte d’un très grand nombre d’emplois bien payés pour des petites communes rurales qui voient leurs recettes fiscales et leur population fondre, tandis que leur endettement explose, sans que le Gouvernement fédéral n’intervienne pour les aider dans cette transition. Les nouveaux chômeurs non plus ne bénéficient d’aucune mesure d’accompagnement. Ils se sentent abandonnés par le Gouvernement ainsi que par leur syndicat majoritaire (Ver.di) qui, au nom de valeurs écologiques, a approuvé la sortie du nucléaire.
Dans le secteur du charbon, la transition a pris une autre voie. Les syndicats, unis, dotés de moyens importants, du fait de réglementations sectorielles spécifiques, et exerçant une grande influence sur leurs centrales fédérales respectives, grâce à un taux de syndicalisation supérieur à 90%, ont négocié avec les centrales patronales du secteur une sortie organisée du charbon. De nombreux outils ont ainsi été développés de longue date. Les grandes industries du secteur financent des agences spécialisées dans la formation et l’accompagnement des salariés en reconversion, les Beschäftigungs- und Qualifizierungsgesellschaften, parallèles à l’Agence pour l’emploi (le Pôle emploi allemand) et bien mieux dotées.
Kevin Guillas-Cavan