Plateformes numériques et protection sociale : quelques propositions

Face à l’éclatement des statuts et des intérêts économiques engendré par le développement des plateformes (lire le billet), il faut poser des principes forts :

– la protection sociale doit être incorporée au prix de la prestation ;

– les moyens technologiques de cette protection sociale existent, et il faut donc les mobiliser juridiquement ;

– la portabilité des droits sociaux individuels, sur le modèle du Compte personnel d’activité (CPA), permettra d’assurer la souplesse et la continuité du nouveau modèle de protection sociale ;

– les systèmes de représentation collective doivent être encouragés.

Un prélèvement à la source par les plateformes (et les donneurs d’ordre)

Le premier élément de solution est apporté par la technologie elle-même. Les économies de plateformes permettent aisément, par nature, le prélèvement à la source, et la déclaration automatique, de toute prestation ou cotisation. La traçabilité des prestations, leur géolocalisation, et leur facturation, font en effet partie des modes incontournables de ce type d’économies.

Imposer cela n’est pas plus compliqué que contraindre les entreprises ou les banques à déclarer les rémunérations versées, ou à participer au prélèvement de l’impôt.

On notera que les entreprises faisant appel massivement à des travailleurs sous statut indépendant (souvent dépendants économiquement d’elles à titre de donneur d’ordre unique ou principal) pourraient être soumises aisément à même obligation. On pense aux entreprises de meubles et de bricolage, aux entreprises du BTP, etc.

La portabilité et la fongibilité des statuts

Le CPA organise le cumul des droits individuels, quel que soit le statut qui les ait mis en place.

Cet outil est donc adéquat à la construction d’une protection sociale adaptée au cumul de statuts (appartenance simultanée à plusieurs statuts ; revenus occasionnels ou d’appoints ; passage d’un statut à un autre, allers-retours entre deux statuts, etc.), comme à la transition fluide d’un statut à un autre.

Le renforcer en accompagnement, pour ne pas perdre de vue les enjeux d’employabilité et d’agilité professionnelle, renforcera encore son efficacité.

Ainsi, on pourra construire un système de protection sociale des « nouvelles formes de travail », (indépendants, travailleurs occasionnels, autoentrepreneurs, etc.) qui ne soit que l’une des branches alimentant le CPA, au côté notamment de la principale : l’assurance des salariés. Chaque nouvelle forme de travail sera une modalité de travail et d’accès à la protection sociale, et non un statut enfermé dans ses rigidités.

Quelle protection sociale ?

On a déjà souligné l’hétérogénéité des intérêts de ces travailleurs : purement occasionnels, en revenu d’appoint réguliers, ou à titre de revenu principal, avec ou sans investissement en capital à amortir, etc. Cette variété plaide pour que leur soit proposé soit une gamme de deux à trois niveaux de protection au choix, soit un système de base assorti d’options supplémentaires.

A contrario, il serait nocif d’ouvrir la possibilité de renoncement à ces droits à protection car cela relancerait le risque de dumping social (cf billet précédent sur ce sujet), et fausserait à nouveau le libre jeu de la concurrence, au détriment des acteurs les plus vertueux.

Le contenu de cette protection sociale comprendrait les volets santé, retraite, prévoyance et protection contre la perte de revenu, à l’exclusion des prestations familiales.

Le système des « bons frères »

Le système de protection sociale doit assumer un prélèvement de cotisation au premier euro, que l’assuré soit ou non déjà couvert par un autre régime. Il y a là à la fois une garantie d’efficacité, et une sécurité face aux possibles distorsions de concurrence (le prix de la prestation ne devant pas varier selon l’existence ou non d’une protection sociale).

A l’instar du système du plan épargne logement (PEL) et du compte épargne logement (CEL), les « bons frères » (ceux qui cotiseront sur leurs revenus d’appoint sans consommer plus de droits que ceux qu’ils déclenchent déjà dans d’autres statuts) assureront la réussite et l’équilibre du système dans son ensemble.

Il est même souhaitable d’aller plus loin : cotiser dès le premier euro, mais n’enregistrer des droits qu’à partir d’une certaine quotité minimale (par exemple : 20% d’équivalents temps plein). L’idée est de ne pas installer des personnes dans une situation non viable de sous-activité structurelle, et de bénéficier des contributions des personnes pour lesquelles l’activité en question n’est qu’occasionnelle et d’appoint marginal.

Le cumul entre prestations sociales et revenus occasionnels est un cas particulier qui ne peut manquer de se poser. La logique exposée plus haut amènerait à accepter de telles situations, sachant qu’elles se résorberaient dès l’atteinte de seuils définis pour chacune de ces prestations. Dès lors qu’il y aurait cotisation au premier euro, et déclenchement de droits supplémentaires à partir d’un certain seuil seulement, la régulation du système pourrait être assurée.

Favoriser les représentations catégorielles et l’exercice de droits collectifs

Les nouvelles formes du travail s’exercent dans un système asymétrique en faveur de l’employeur/donneur d’ordre. L’exercice de droits individuels ne peut dans ce contexte être universellement garanti. Les compromis entre acteurs seront de fait affectés d’un biais, sinon de subordination juridique, du moins de dépendance et de domination. On voit déjà des situations (Uber en est l’exemple probant) où l’intermédiaire (ici : la plateforme) fixe le prix et la rémunération qui en découle.

Dans ces conditions, toutes les possibilités de représentation collective, de coopératives d’indépendants, de portage salarial, ou même commercial, doivent être encouragées. Cet encouragement peut prendre des formes différentes : ristournes de cotisations, dégrèvements fiscaux, etc. (sur le modèle des Centres de gestion agréés).

De même, la notion d’entreprise élargie doit pouvoir trouver une traduction économique et sociale : inclusion dans le périmètre de la RSE (Responsabilité sociale et environnementale) de l’entreprise ; association à ses instances de représentation du personnel, etc.

Plus généralement, pour des raisons de cohésion sociale, la lutte contre l’isolement des indépendants doit figurer au rang des objectifs annexes de la régulation de l’exercice des nouvelles formes du travail.

Alain Petitjean