Organisation et conditions de travail dans une économie digitalisée
L’organisation du travail bousculée par la digitalisation
Deux récentes Lettres du CEP (n°25 et n°29) présentent les enjeux majeurs en termes d’emploi et de compétences dans une économie qui se digitalise. Le contenu de certains métiers commence à évoluer de manière significative, d’autres étant déjà apparus ou apparaîtront, tandis que certains vont disparaître. Le digital est susceptible d’avoir des effets importants sur l’organisation du travail au sein des entreprises, notamment sur les conditions de travail.
Le digital a plusieurs effets sur l’organisation du travail, laquelle peut prendre différentes formes : la multiplication des lieux possibles de travail (télétravail, coworking, etc.) ; la possibilité d’aménagements additionnels du temps de travail (temps de travail, flexibilisation des horaires de travail) ; la possibilité de recours accrue à des ressources externes à l’entreprise (de plusieurs ordres, par exemple : l’utilisation du « public » ou de consommateurs pour le crowdsourcing, ou bien un accès accentué à de l’emploi temporaire voire à de la main d’œuvre payée à la tâche (microtravail), un des archétypes « extrêmes » étant la plateforme Amazon mechanical turk) ; les changements d’organisation liés aux outils digitaux mis en place dans l’entreprise.
Sur ce dernier point, selon Marc-Eric Bobillier Chaumon, les nouvelles technologies du digital prennent trois formes majeures en termes d’organisation :
– une forme « prescriptive », c’est-à-dire qui régule le travail en le standardisant, l’encadrant, le contrôlant (deux exemples : les logiciels d’ERP [entreprise ressource planning], le Worklow [planification des flux de travaux, de tâches précises]) ;
– une forme plus « flexible », offrant plus de choix de décision et permettant ainsi à l’individu d’être plus pro-actif ou résilient (exemples : intranet, Big data, objets connectés) ;
– une forme discrétionnaire, proposant un compromis entre l’aspect prescriptif de certaines technologies et la flexibilité d’autres, offrant ainsi certaines marges d’action à l’intérieur d’un « cadre » (exemples : outils collaboratifs, messagerie, knowledge management, etc.).
La première forme, prescriptive, peut entraîner un risque fort d’appauvrissement des compétences des salariés, en même temps qu’un contrôle hiérarchique resserré et une perte potentielle d’autonomie dans leur travail. Les deux autres formes présentent également des « inconvénients » : les technologies flexibles permettent une autonomie, mais cela reste de l’autonomie contrôlée, tandis que les technologies discrétionnaires peuvent aboutir à sélectionner certaines pratiques de terraine pour les imposer comme des « bonnes pratiques » qui limitent de fait l’autonomie potentielle (Marc-Eric Bobillier Chaumon, 2013).
Les risques associés au digital en termes de conditions de travail
De manière générale, les différentes technologies du digital présentent un certain nombre de risques intrinsèques. Ceux-ci tiennent particulièrement au caractère disruptif de la « révolution » numérique, qui fait que les technologies du numérique sont adoptées de manière très rapide et massive, et impactent aussi bien la sphère privée que la sphère professionnelle, ce qui est notamment souligné dans le Rapport Mettling (2015).
Parmi les risques majeurs, on peut citer : un contrôle plus important des salariés (reporting, géolocalisation, données sur leur travail), le monitoring de l’activité physique, la perte de sens dans le travail accompli (travail via des interfaces, contrôle de tâches effectués par des robots, relevé ou validation de données enregistrées par des objets connectés, obsolescence des compétences et hyper-formalisation des tâches menées par le salarié, etc.). Le risque de trop-plein informationnel est également présent par l’inflation des données accumulées via les technologies digitales. Le digital brouille aussi la frontière entre sphère publique et sphère privée et étend les possibilités de connexion en dehors des horaires habituels de travail.
L’impact du digital sur les conditions de travail, et ses effets en termes de risques psychosociaux (RPS), est régulièrement mis en avant comme un risque sérieux. Le rapport du Centre d’analyse stratégique et de la Direction Générale du Travail de 2012 a néanmoins souligné que les études de « causalité » étaient insuffisantes et a recommandé des « analyses approfondies de l’effet propre de ces technologies sur les TMS ou le stress (…) » (p. 231). Ces risques proviendraient notamment de l’intensification possible du travail, et de la sollicitation croissante des salariés, particulièrement les cadres. Le rapport Mettling (2015) insiste ainsi sur la vigilance nécessaire à apporter à la charge de travail, en particulier à la « charge mentale ».
Le digital peut instaurer des relations de travail qui sont en opposition avec les attentes des jeunes générations (la « génération Y »), qui demandent plus de travail collaboratif ou de possibilité d’initiative, si les technologies qui sont mises en place dans l’entreprise isolent le salarié et réduisent son initiative. Il convient aussi d’insister sur la pénibilité du travail associé (et souvent invisible) aux plateformes digitales (crowdsourcing, microtravail, etc.), bien réelle, mais pour laquelle la prise de conscience est encore peu développée (voir ici ou ici).
Les gains attendus ou déjà perceptibles du numérique
Si elles présentent des risques importants liés à leur développement et à leur mise en place au sein des organisations, les différentes technologies du digital offrent également un certain nombre d’avantages. L’utilisation du digital permet d’atténuer la pénibilité de certains métiers ou de soulager certaines personnes ayant des limitations physiques (exemple : utilisation d’exosquelette pour soulever des charges). Les avantages possibles passent aussi par la flexibilité dans l’apprentissage offerte par la multiplication et la dématérialisation (au moins partielle) de la formation professionnelle des salariés ou des demandeurs d’emploi (e-learning, MOOC, etc.). L’organisation plus souple du travail permise par le digital au sein des entreprises peut également, sous certaines conditions, bénéficier aux salariés. Le digital peut participer à l’amélioration de la qualité ou de la sécurité du travail effectué, en faisant évoluer les méthodes d’intervention dans certains métiers ou certains secteurs (exemples : assistance pour les opérations chirurgicales, utilisation de la réalité virtuelle). La structure hiérarchique au sein des entreprises est aussi bousculée par le digital, ce qui correspond à des attentes fortes des nouvelles générations.
L’amélioration des conditions de travail par un accompagnement des projets issu du dialogue social
Les effets ambivalents du numérique sur l’organisation du travail nécessitent de s’emparer de ces questions, que ce soit au niveau du débat public et politique, et au niveau du dialogue social. En soi, le numérique n’est ni un progrès garanti, ni une fatalité annoncée. Le cas des RPS l’illustre bien : ils peuvent être accrus par les outils digitaux, mais ces derniers pourraient également permettre de les prévenir, voire de les réduire.
Pour parvenir à une amélioration des conditions de travail, les projets numériques doivent faire l’objet d’un accompagnement dont la mise en œuvre passe par le dialogue social. Plusieurs négociations sociales sont directement reliées aux transformations numériques résultant de la mise en œuvre de ces projets. Les négociations sur la qualité de vie au travail traitent des impacts du numérique sur la santé. Le télétravail est l’un des sujets majeurs de cette négociation : il constitue un levier essentiel d’accompagnement. De même, les négociations sur le temps de travail sont marquées de manière plus importante qu’auparavant par les transformations numériques, à travers les thématiques de droit à la déconnexion et de régulation de la charge de travail des salariés en forfait jour. La GPEC et la formation professionnelle sont également concernées pour l’accompagnement à l’utilisation de la technologie.
Pour accompagner efficacement la transformation numérique des entreprises, les règles du dialogue social pourraient être repensées en adaptant les processus d’information-consultation, ou en utilisant les outils et process pour quantifier les écarts entre les différentes positions des négociateurs (lire ici la position de Secafi).
De façon plus générale, la possible amélioration des conditions de travail dépend de leur degré d’acceptation. Le travail doit avoir du sens, en permettant capacité d’initiative et développement professionnel du salarié, et les conditions de travail doivent être souples et adaptables.
Nicolas Fleury