Télétravail : « ni normatif ni prescriptif », un ANI du « monde d’après »
L’avènement d’un télétravail structurel va se traduire par une hausse des accords d’entreprise
Dans les entreprises et les collectifs de travail, l’année 2021 commence par du télétravail massif et il ne fait aucun doute que la pratique va se poursuivre. Une enquête de la BCE auprès des grandes entreprises montre que, pour celles-ci, le télétravail sera le principal effet à long terme de la pandémie.
La réduction des surfaces immobilières concomitante au développement du télétravail permet de réaliser des économies importantes alors que les dépenses de loyer des entreprises ont constitué une part croissante de la valeur ajoutée des entreprises.
En 2017, selon la Dares, seulement 3% des salariés télétravaillaient au moins un jour par semaine. Seuls 25% d’entre eux étaient couverts par un accord collectif de branche ou d’entreprise (soit 0,75% des salariés). Cette formalisation ne concernait que 2,7% des établissements de plus de 10 salariés du secteur privé non agricole. 1 117 accords de télétravail ont été signés en 2020, soit une centaine de plus qu’en 2019 (1 011 accords et 807 accords en 2018). L’augmentation du nombre d’accords de télétravail, comprenant les primo-accords et les renouvellements, est donc encore à venir.
Plusieurs facteurs ont pu expliquer ce faible empressement à signer des accords de télétravail au cours de la période récente : un facteur organisationnel, un besoin de temps, une priorité donnée aux restructurations, l’incertitude du cadre juridique (plus de précisons ici). Certaines entreprises ont en effet préféré attendre la conclusion des discussions sur le sujet entre les partenaires sociaux. Celles-ci ont abouti à un accord national interprofessionnel (ANI) conclu le 26 novembre 2020.
Un ANI dimensionné pour un télétravail accru
L’ANI tire les enseignements du télétravail forcé de la première période de confinement. Il s’inscrit dans une dynamique de développement du télétravail.
L’ANI insiste sur les notions de volontariat et de réversibilité. Dans la mesure où certains accords conclus au cours des derniers mois ne les abordaient pas, il est pertinent de les rappeler. Ces notions prennent une importance aiguë dans un contexte de développement du télétravail qui se traduit par une réduction des surfaces de bureau, celle-ci étant particulièrement prononcée dans les entreprises ayant annoncé un télétravail à (quasi) temps plein. Dans ces conditions, la question des garanties données aux salariés est primordiale. Pour différentes raisons (lien social, conditions non réunies au domicile), certains salariés peuvent ne pas souhaiter exercer leur activité en télétravail. De même, certains salariés pourraient ne plus vouloir faire de télétravail et accéder de nouveau à temps plein aux locaux de l’entreprise.
L’ANI met l’accent sur l’importance de maintenir le lien social et de prévenir l’isolement du salarié. Plusieurs enquêtes ont été réalisées aux Etats-Unis et en Europe sur les effets du confinement sur le moral des populations. Celle de Santé publique France a signalé une augmentation de 20% des troubles anxieux et de 20% des idées suicidaires. Il est évident que les causes de cette dégradation de la santé psychique des français sont multiples et dépassent largement le cadre du télétravail, mais le délitement du lien social et le sentiment d’isolement ont indubitablement joué un rôle dans cette situation.
En lien avec ce phénomène, l’ANI souligne l’intérêt de la formation des managers et des salariés à cette forme d’organisation du travail. Notre étude sur 125 accords de télétravail a montré que seuls 34% des accords de télétravail prévoyaient une formation des managers au management à distance. L’accompagnement des salariés au télétravail est central pour un bon fonctionnement de celui-ci. Ce point a été particulièrement visible dans les entreprises lors de l’épidémie de coronavirus. 54% des accords prévoient des mesures d’accompagnement et de sensibilisation au télétravail. Notre étude a montré que lorsque l’accord fait suite à un précédent accord ou expérimentation, les entreprises accompagnent et sensibilisent plus souvent les salariés au télétravail (72% contre 54%). Cela tend à montrer que les entreprises n’ont pas suffisamment conscience de cet aspect lorsqu’elles se lancent dans le télétravail et qu’elles essaient d’y remédier par la suite.
Notre analyse des accords de télétravail avait également montré une mauvaise articulation entre autonomie et contrôle : les accords de télétravail analysés prévoient peu d’autonomie dans l’organisation du temps de travail et peu de contrôle, le plus souvent déclaratif lorsqu’il y en a un. Cette situation aboutit à un risque d’allongement du temps de travail. Elle illustre des modes de management inadaptés. L’ANI de 2020 fait de la confiance, de l’autonomie et de la responsabilité un postulat du télétravail. Celles-ci sont absolument nécessaires. Pour favoriser cette autonomie, il prône la définition d’objectifs clairs, laquelle facilite le management à distance. Pour autant, un contrôle du temps de travail reste nécessaire. Or, sur ce plan, les mesures apparaissent insuffisantes :
‒ L’ANI souligne que le droit à la déconnexion doit faire l’objet d’un accord mais, la plupart du temps, les mesures apparaissent peu opérantes.
‒ Quant à la gestion de la charge de travail, c’est la grande absente, elle n’est pas du tout mobilisée pour jouer une action régulatrice. Elle doit simplement faire partie des thèmes abordés lors d’un entretien annuel sur le télétravail. Sur ce point, il n’y a aucun changement puisque ce point figurait déjà dans l’ANI de 2005.
L’ANI réaffirme le principe de prise en charge des coûts liés à l’exercice du télétravail. C’est un élément important dans une période où le télétravail prend de l’ampleur. Cette disposition figurait déjà dans l’ANI de 2005. Elle avait été ajoutée dans le code du Travail par la loi Warsmann de 2012 mais supprimée par l’ordonnance de septembre 2017. La conséquence est nette : 42% seulement des accords analysés dans notre étude prévoient une indemnisation de ces frais. Le cas échéant, celle-ci prend des montants et des formes très variés. Il y a donc aujourd’hui un décalage, réaffirmé par les partenaires sociaux, entre les ANI (de 2005 et 2020) et le code du Travail.
Enfin, la pandémie de Covid-19 a conduit les partenaires sociaux à détailler les dispositions qui permettent d’organiser le télétravail en période exceptionnelle. C’est un apport utile étant donné que les accords pré-Covid-19 traitaient cet aspect en une phrase. Il l’est d’autant plus compte tenu de l’improvisation qui a pu exister lors du premier confinement pour les salariés non éligibles au télétravail alors que leur poste l’aurait permis. Toutefois, rien n’est indiqué sur l’indemnisation des salariés en période exceptionnelle, ce qui constitue un manque. L’ANI laisse donc les entreprises dans le doute car la jurisprudence n’est pas claire.
Quand l’ANI devient un guide
Les entreprises pourront se référer à cet ANI qui envisage toutes les dimensions du télétravail et constitue un recueil des bonnes pratiques pour signer des accords de qualité. Néanmoins, pour la première fois dans l’histoire des relations sociales en France, les entreprises ne seront pas obligées de s’y conformer. En effet, les ordonnances du 22 septembre 2017 ont instauré une nouvelle articulation des niveaux de la négociation collective (pour en savoir plus, lire ici), communément appelée inversion de la hiérarchie des normes. La négociation collective est organisée en trois blocs. Le premier concerne les thèmes pour lesquels il peut y avoir un accord d’entreprise mais celui-ci reste subordonné à l’accord de branche sauf s’il lui est plus favorable. Le deuxième concerne les quatre thématiques pour lesquelles la branche peut primer si elle le prévoit expressément. Enfin, le troisième rassemble toutes les autres thématiques qui ne relèvent pas des deux premiers blocs. Le télétravail en fait partie. Dans ce troisième bloc, l’accord d’entreprise prime sur les accords de niveau supérieur, de branche ou interprofessionnel, dans le respect du code du travail. Les dispositions des accords de niveau supérieur (de branche ou interprofessionnel) ne s’appliquent qu’en l’absence d’accord d’entreprise. Dans le cadre d’un ANI, jusqu’à présent, cette possibilité n’était que théorique, parce que le seul ANI signé, celui sur la formation a été suivi d’une loi, ceux sur la retraite complémentaire et l’assurance-chômage étant d’une autre nature car ils ne donnent pas lieu à des accords spécifiques au niveau de la branche ou de l’entreprise. Cette possibilité théorique prend corps avec l’ANI sur le télétravail dès lors que le gouvernement ne compte pas le transposer dans le code du travail. En théorie, l’ANI ne trouverait donc à s’appliquer qu’en l’absence d’accord d’entreprise, c’est-à-dire soit dans le cas d’une charte soit dans une procédure de gré à gré. Etant donné qu’iI porte précisément sur les règles d’organisation collective, son terrain d’application potentiel se limiterait donc à la charte.
Sans adaptation du code du travail, un risque de contentieux
L’ANI du 26 novembre 2020 est un ANI de synthèse. C’est un texte de méthode, un guide pour la négociation. Il réaffirme un certain nombre d’éléments, que l’on trouvait dans l’ANI de 2005 mais plus dans le code du travail depuis les ordonnances Macron. Il tire les enseignements du développement du télétravail ainsi que de la période Covid. Il donne des conseils relatifs à l’organisation du travail. En matière juridique il apporte peu de nouveaux éléments par rapport à l’ANI de 2005 qui reste en vigueur. Cette forme de texte, très détaillé et pédagogique, vient sans doute du fait qu’il n’est pas impératif. Un texte qui s’en serait tenu aux nouveautés juridiques n’aurait pas fait plus d’une page. Rétrospectivement, la dramatisation qui a accompagné cette négociation apparaît exagérée. Compte tenu de l’appartenance du télétravail au bloc 3, la querelle entre le patronat et les syndicats pour savoir s’il fallait un guide ou un ANI apparaît vaine, sans modification consécutive du code du travail.
Concernant le télétravail, il y aurait pourtant matière à le modifier. Les règles de fonctionnement et d’encadrement collectif datent de l’ANI de 2005. Celui-ci a été partiellement transposé par la loi du 22 mars 2012 relative à la simplification du droit et à l’allégement des démarches administratives. L’ordonnance du 22 septembre 2017 en a ensuite supprimé plusieurs dispositions. Or plusieurs mesures de cet ANI sont importantes et, dans un processus de développement du travail, sont d’intérêt commun pour les salariés et les employeurs. C’est le cas, par exemple, de la réversibilité, du besoin de formation des salariés et des managers, ou des circonstances exceptionnelles, qui ne figurent pas dans le code du Travail ou y sont bien inférieures à l’ANI. Elles gagneraient à être incluses dans le code du travail.
Plusieurs États membres cherchent, au contraire, à faire évoluer le cadre législatif du télétravail tant la pratique a évolué au cours des derniers mois. En Allemagne, un projet de loi actuellement en discussion était orienté vers la création d’un droit au télétravail. Bien que le ministre des affaires sociales, Hubertus Heil, qui porte le projet, ait dû reculer sur ce principe, le projet cherche à encadrer le travail occasionnel et prévoit 24 jours de télétravail automatique en l’absence d’accord d’entreprise. En Espagne, le décret-loi du 22 septembre, dont les grandes lignes ont été négociées avec les organisations syndicales et patronales, définit, entre autres, le contrôle de l’activité du salarié et prévoit un remboursement des frais liés au télétravail. Le moyen de déterminer et de compenser ces dépenses devra être inscrit dans la convention collective ou être précisé par accord d’entreprise.
L’argument avancé par le gouvernement pour ne pas donner de suite à cet ANI est que les règles de fonctionnement et les modalités d’encadrement du télétravail doivent être trouvées par la négociation au sein des entreprises. C’est une tautologie tellement évidente qu’elle fait perdre de vue l’essentiel : En quoi l’existence de certains principes s’imposant à toutes les entreprises serait-elle incompatible avec le fait d’en négocier les modalités ? L’existence de ces principes peut avoir la vertu de clarifier la négociation et d’améliorer la pratique du télétravail. Mais elle peut permettre aussi de sécuriser les accords eux-mêmes. Un exemple permet de le montrer : aujourd’hui, l’obligation de télétravail ne figure pas dans le code du travail (y compris en période de circonstances exceptionnelles) mais elle s’impose à l’entreprise du fait de l’obligation de sécurité dont elle doit s’acquitter et du risque de poursuites pénales encourues par l’employeur s’il est démontré que celui-ci n’a pas pris toutes les décisions permettant de protéger les salariés. Dans quelle mesure cette obligation de sécurité ne pourrait-elle pas être étendue à la question de la détresse de certains salariés souffrant d’isolement social auxquels une entreprise n’aurait pas apporté de réponse, faute d’avoir formé ses salariés et ses managers à des bonnes pratiques de travail à distance ? Si les contentieux relatifs au télétravail ont, jusqu’à présent, été relativement rares, ils risquent de se développer à l’avenir avec le développement de cette forme de travail. Donner un cadre juridique sécurisant pour les entreprises et adapté à la pratique actuelle du télétravail, qui n’a plus grand-chose à voir avec la période pré-Covid-19, reste aujourd’hui pertinent.
Christelle Maintenant, Antoine Rémond