Comment réussir 2021 en matière économique, sociale et environnementale ?
Le travail plutôt que le capital
Sortir d’une crise suppose de porter les bons diagnostics, surtout lorsqu’ils diffèrent sensiblement des épisodes précédents que nos économies et nos sociétés ont eu à affronter. Aujourd’hui, ce n’est pas le capital qui est en crise. La santé des marchés financiers le manifeste : à court terme, nulle débâcle boursière, nulle défaillance de grande entreprise ou institution financière. L’argent privé, certes sous garantie publique, a soutenu les trésoreries. Et les faillites ont reculé.
Plus structurellement, en période de taux bas et d’argent surabondant, le capital sait trouver des rendements nets historiquement élevés. L’écart entre rendements obligataires et rendements des actions dans les pays de l’OCDE s’est élargi à la faveur de la désinflation des taux monétaires. Celui-ci est passé de 5 points il y a 20 ans à 12 points aujourd’hui alors qu’en réalité la prime de risque, calculée par les économistes, est proche de 2 points et ne justifie donc pas cet écart (lire cette tribune de Patrick Artus).
A l’inverse, des millions de travailleurs ont déjà perdu leur activité, ou émargent aux dispositifs d’activité partielle. Le coût social risque d’exploser, dans un premier temps, par la bascule des précaires et travailleurs indépendants dans la pauvreté, puis, dans un second temps, par la bascule vers le chômage de salariés licenciés, arrivant sur un marché du travail durablement atone et sectoriellement sinistré.
Dès lors, un choix doit être fait et fortement affirmé : c’est le travail qu’il faut sauver en priorité. Nos efforts collectifs doivent porter sur un maintien maximal dans l’emploi, une bonne tenue des salaires et le développement résolu d’activités, en lien avec la transition environnementale et la reconfiguration des chaînes de production mondiales, à relocaliser pour partie. Ils doivent combiner investissement en capital (en recherche d’un rendement modéré) et défense de la consommation par le pouvoir d’achat distribué aux producteurs.
Consolider notre socle productif
Depuis près de 40 ans, un mythe proliférait : celui d’un gain de pouvoir d’achat par la consommation, dans une vision déflationniste du progrès. Cette vision laissait les producteurs, et donc le monde du travail, sur les bas-côtés de la route de la soie. La classe moyenne européenne, fondée sur son insertion sociale par le travail, a payé un prix très élevé à cette stratégie.
Ces lignes de force ont inspiré les politiques menées isolément par les États, au nom de la lutte contre l’inflation d’une part, de la recherche de compétitivité d’autre part. La construction européenne les a portées à leur plus grande incandescence : construction, extension et ouverture mondiale du grand marché européen ; lutte contre les concentrations européennes ; primauté au droit de la consommation et à la libre concurrence (fusse-t-elle inégale) sur tout autre motif légitime de régulation des marchés.
Aujourd’hui, la crise sanitaire a mis en lumière les dégâts de cette préférence sur l’appareil industriel européen. Les sinistres sectoriels majeurs qu’elle a entraînés, sur les industries aéronautiques et automobiles par exemple, et sur un nombre non négligeable d’activités de services (transports, tourisme, restauration, culture…), doivent nous éclairer : l’heure n’est pas à la « destruction créatrice », nous devons prioriser la défense et la consolidation de notre socle productif.
Comme le résume Patrick Artus, « le maintien d’une stratégie favorable aux seuls consommateurs est incompatible avec le retour au commerce de centre-ville, les relocalisations, la hausse des bas salaires, et l’accélération de la transition énergétique » (lire ici).
Réduire l’inflation des actifs et vaincre le chômage
Par ailleurs, l’épargne accumulée en excédent durant les périodes de confinement (+ 200 milliards d’euros en France) assure un potentiel de consommation qui, bien sollicité, pourrait absorber l’éventuel renchérissement des coûts de production justifié par des recompositions des chaînes de production, en logique de relocalisation.
Plus de 35 ans après la disparition de l’inflation dans les économies occidentales, synonyme d’entrée dans une économie de l’austérité, un aggiornamento s’impose : il est temps de donner la priorité absolue à la lutte contre le chômage et le sous-emploi.
S’il est encore une inflation à vaincre et juguler, ce n’est pas celle des biens et des salaires, c’est celle des actifs (actions ; immobilier ; dettes privées). Et la seule voie qui y mène est celle de l’abaissement maîtrisé de leur rendement attendu (ce qui renvoie à la priorité au travail plutôt qu’au capital).
Mesurer les bons indicateurs : le coût de la dette importe plus que son poids dans le PIB
A ces inversions de priorité, on pourrait objecter que la dette accumulée justifie au contraire des mesures et politiques d’austérité. Mais, avec les taux négatifs, la dette n’a plus de coût. Dès lors qu’elle n’est plus une charge, pour qui serait-elle un problème ? C’est pourquoi plusieurs économistes de premier plan, parmi lesquels Jason Furman et Larry Summers, plaident pour que l’indicateur du coût de la dette se substitue à l’indicateur fétichisé du ratio dette/PIB. Les faibles taux d’intérêt créent de nombreuses opportunités en élargissant les possibilités d’une politique budgétaire expansionniste à un moment où la politique monétaire n’offre plus guère de marges de manœuvre. Ils rendent la dette plus soutenable et élargissent la portée des investissements publics qui se rentabiliseront au fil du temps.
Une Europe engagée dans la régulation commerciale
Cette révolution des priorités suppose d’autres politiques. L’une d’elles concerne tout particulièrement les politiques commerciales menées au plan européen. D’un paradigme d’ouverture maximale des marchés, il faut passer à un paradigme de régulation positive des marchés. Ce n’est pas d’une guerre commerciale qu’il s’agit mais d’une institution de marchés régulés par les normes de qualité qui nous garantissent un avenir souhaitable. On y trouvera tout naturellement des normes de développement durable, de décarbonation de l’économie, de préservation de la biodiversité, et d’observation de principes sociaux et sociétaux qui ont assuré à l’Europe son développement harmonieux durant les 40 années suivant la Seconde Guerre mondiale.
Une vraie éclosion de la finance verte et sociale
Parmi ces normes vertueuses, capables d’orienter les marchés dans leur libre fonctionnement, sans enfreindre les principes mêmes de notre développement économique et social, figure la finance. Les taux d’intérêt restant durablement bas, voire négatifs pour de larges classes d’actifs, le système financier aura pour défi d’attirer des capitaux pour des rendements faibles ou nuls.
Avec quels arguments ? La préparation de notre avenir planétaire et collectif en est un, et de choix. Finance verte et finance sociale seront les vecteurs de la mobilisation de l’épargne excédentaire qui caractérise notre époque (reflet et exutoire de sa bonne santé économique, comme de ses trop grandes inégalités dans la répartition des richesses). Sur ces deux terrains, l’Europe peut construire une suprématie mondiale et drainer les ressources financières nécessaires à la conduite de ses propres transformations. Ce point concerne au même titre entreprises privées et acteurs publics, sur un terrain d’intérêt commun à partager.
De réelles incitations et injonctions à la stratégie environnementale des entreprises
Logiquement, à un marché orienté par des normes (environnementales et sociales) plus exigeantes, et financé par une finance verte et sociale, doit correspondre un investissement stratégique résolu des entreprises dans la grande transition environnementale et climatique.
Le travail des institutions publiques doit s’orienter dans la définition des incitations et des injonctions, ou exclusions, appropriées à hâter et amplifier cette conversion, déjà entamée mais menée à un rythme trop lent, d’une économie ne sanctionnant pas les concurrents non coopératifs et d’une consommation tournée vers les prix les plus bas.
Des barrières raisonnées à la société d’hypermobilité
La mondialisation garde un rôle à jouer dans la maîtrise de cette transition vers une économie vertueuse. Mais dans la réorganisation des chaînes de production, c’est tout de même à une limitation raisonnée de la mobilité des biens qu’il conviendra de s’attacher. La société d’hypermobilité repose intimement sur le non-paiement des externalités négatives qui caractérisent l’économie des déplacements, et tout particulièrement sa consommation énergétique.
Quant aux personnes, si le principe de mobilité reste profondément attaché à la notion même de liberté, un même raisonnement peut commencer à s’appliquer. A titre d’exemple, l’incitation résolue au télétravail peut jeter les bases d’un meilleur et moindre usage des transports quotidiens.
Une régulation résolue des GAFAM
A ce titre, les technologies numériques peuvent tout aussi bien apporter leur écot à une société (partiellement) relocalisée, qu’à une expansion sans fin des externalités négatives de l’hypermobilité. Les apories de la livraison gratuite à domicile illustrent bien ce paradoxe : pollution, encombrement urbain, et maltraitance sociale des livreurs, se mettent au service d’un consommateur compulsif saturé d’importations, le tout au profit de multinationales de la donnée confisquant une part croissante de la richesse mondiale ainsi véhiculée…
Une régulation ordonnée des GAFAM est bien évidemment d’actualité pour assurer une bonne orientation de ces technologies du numérique et de cette économie des données.
La fin des mises en concurrence artificielles : pour une économie de la coopération
A titre anecdotique, pourrait-on croire, les derniers mois ou années ont vu une concomitance d’échecs majeurs dans des processus d’appels d’offres et de mises en concurrence. Cela a commencé avec le renouvellement manqué du marché des VELIB à Paris, puis cela a atteint un paroxysme avec le tragicomique appel d’offres pour les droits télévisés du football français. Cela rebondit désormais avec le caractère infructueux des marchés ferroviaires, qui laisse la SNCF seule en lice.
Ces coïncidences, trop convergentes pour être sans signification, nous rappellent que la concurrence et la compétition, entre concurrents, et (principalement) entre clients et fournisseurs, n’est pas la meilleure façon d’adresser des systèmes complexes. Des solidarités de filières, ou d’écosytèmes industriels et serviciels, y contribuent plus efficacement, comme dans toutes les réalisations récentes de l’économie circulaire ou des smart cities.
Une bascule vers une société et une économie de coopération ouvrirait un horizon d’efficacité supplémentaire, qui pourrait motiver et galvaniser nos sociétés mais aussi réinventer nos économies.
Alain Petitjean