L’accord budgétaire européen, un moment fédéral
Du Pandemic Crisis Support à la nécessité d’un nouveau plan de relance
La pandémie de covid-19 a frappé l’Europe de manière inédite, forte et asymétrique. L’Europe entière a été touchée et l’arrêt des activités économiques a mis en péril des emplois et des entreprises comme jamais ils ne l’ont été lors de crises précédentes. Selon Eurostat, le PIB de l’UE s’est contracté de 11,2% au T2 et devrait plonger de plus de 8% sur l’année 2020 selon les estimations de la Commission. Le chômage devrait quant à lui atteindre 9% dans l’Union, en frappant en particulier les jeunes, les personnes peu qualifiées et occupant un emploi temporaire. Même si chaque pays soutient ses travailleurs et ses entreprises autant que possible, tous ne peuvent pas le faire dans les mêmes proportions. Comme le souligne la Commission européenne, il en résulte le risque d’une reprise déséquilibrée, de conditions de concurrence inégales et donc d’un accroissement des disparités.
Pour faire face à cette crise et à ce risque de creusement des écarts entre les pays, le 9 avril, les États membres se sont mis d’accord sur un vaste plan de soutien à l’économie européenne d’environ 540 milliards d’euros, le « Pandemic Crisis Support » (voir le précédent billet de blog).
Mais ce premier plan, qui se divise en trois volets (soutien aux PME, aux États, aux chômeurs et salariés en chômage partiel) répond à une logique purement financière de gestion de crise : il est fondé sur la dette et consiste uniquement en des prêts. Il permet aux pays et aux entreprises de se ré-endetter à des taux plus faibles que ceux auxquels ils ont accès sur les marchés. Les gains de recours à ces différents mécanisme sont très faibles : de l’ordre de 0,08% du PIB pour l’Italie, 0,05% pour l’Espagne et 0,02% pour la France (OFCE). Les transferts entre pays sont minimes et aucun mécanisme de mutualisation des risques n’est prévu.
Le Next Generation EU, composante d’un accord global
Le 21 juillet, après de vives négociations, le Conseil européen est parvenu à un accord budgétaire global comprenant deux volets : la détermination du cadre financier pluriannuel (CFP), c’est-à-dire le budget global de l’Union pour les sept prochaines années (lequel sera ensuite décliné annuellement) et un nouveau plan de relance de 750 milliards d’euros, le « Next Generation EU », basé sur une proposition franco-allemande. Celle-ci prévoyait 500 millions d’euros de subventions.
Dans ce plan, contrairement à celui d’avril, ce ne sont pas les pays qui s’endettent, mais la Commission elle-même, qui empruntera 750 milliards d’euros sur les marchés, les sommes étant ensuite réparties entre les États membres. Plus précisément, 360 milliards d’euros seront prêtés aux États et 390 milliards leur seront directement transférés, sous forme de dons. Ce montant a été réduit de 110 milliards d’euros par rapport à la proposition franco-allemande initiale suite à la pression des quatre pays dits frugaux (Pays-Bas, Autriche, Suède, Danemark).
Les transferts perçus par les pays (390 milliards d’euros) sont des gains nets pour les bénéficiaires : ils n’auront besoin ni d’émettre une dette, ni de payer des charges d’intérêt, ni de rembourser ces sommes. Ce plan se distingue donc du précédent d’une part, par le fait qu’une partie de son budget donne lieu à des transferts plutôt qu’à des prêts ; d’autre part, par son horizon temporel, bien plus long. Le volontarisme de la Commission est clairement visible.
Ces transferts transiteront par le canal du budget européen. Si la clef de répartition n’est pas encore connue, les pays les plus touchés par la crise seront les premiers bénéficiaires de l’aide (critères de baisse du PIB et de hausse du chômage). L’Espagne et l’Italie devraient recevoir 72 et 82 milliards d’euros de subventions. La France recevrait 40 milliards.
Les pays qui voudront en bénéficier devront présenter un plan d’investissements et de réformes, que la Commission et les États devront valider. Celui-ci devra maximiser les créations d’emplois, le potentiel de croissance du pays et sa « résilience économique et sociale ». Il devra aussi être compatible avec le « Pacte vert pour l’Europe » et les recommandations du Semestre européen. 30% des dépenses engagées dans le cadre du plan devront cibler le changement climatique afin d’atteindre l’objectif d’une neutralité carbone en 2050. Cet objectif s’applique au titre de Next Generation EU mais également au titre du CFP. En règle générale, toutes les dépenses de l’UE devraient concorder avec les objectifs de l’accord de Paris. Des objectifs appropriés seront également introduits dans la législation sectorielle. Ceux-ci respectent l’objectif de neutralité climatique de l’UE à l’horizon 2050 et contribuent à la réalisation des nouveaux objectifs climatiques de l’Union à l’horizon 2030, qui seront mis à jour d’ici la fin de l’année. Le bénéfice de ces subventions n’est soumis à aucune conditionnalité directe comme cela a pu être le cas lors de la crise de 2008. Les prêts de la troïka aux États étaient alors soumis à un programme d’ajustement visant à réduire les dépenses publiques.
De premières ressources propres identifiées mais qui restent à concrétiser
Le remboursement est programmé de manière à garantir une réduction constante et prévisible des engagements d’ici 2058. Afin de les couvrir, les montants des plafonds des ressources propres de l’Union européenne sont ainsi temporairement relevés de 0,6 point.
Les montants des remboursements du principal sont limités à 7,5% du montant maximal de 390 milliards d’euros, ce qui signifie que les ressources propres seront limitées à 29 Mds d’euros par an. Parmi ces ressources, une taxe sur les déchets plastiques non recyclés sera instaurée et appliquée à partir du 1er janvier 2021. Outre cette taxe, la Commission européenne présentera des propositions relatives à un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières et à une redevance numérique, en vue de leur introduction au plus tard le 1er janvier 2023. Dans le même esprit, elle proposera un système révisé d’échange de quotas d’émission de CO2, éventuellement étendu à l’aviation et au transport maritime. L’instauration d’une taxe sur les transactions financières est également évoquée mais lors du prochain CFP, autrement dit après 2027.
A court terme, une logique d’endettement plutôt que de transferts
Le montant des transferts (390 milliards d’euros), même réduit par rapport à celui de départ, n’est pas négligeable mais, rapporté au PIB européen (environ 13 300 milliards d’euros en 2019), à la chute de celui-ci (environ 8,3% anticipés fin 2020), à la montée de la dette publique des États (8 points supplémentaires attendus fin 2020) et à une réduction de 26 milliards d’euros du budget (cf. infra), il est à relativiser. Par ailleurs, l’étalement des transferts dans le temps entre 2021 et 2026 limitera leur effet économique. Le plan Next Generation EU ne peut alors être qu’un complément pour les pays les plus durement touchés, déjà fortement endettés avant la crise. A cela s’ajoute le fait que leur paiement effectif interviendra tardivement si bien que la relance économique dépendra prioritairement des mesures prises par les États membres dans le cadre de leurs budgets nationaux. Pour bénéficier de ces transferts, ils devront élaborer des plans nationaux pour la reprise et la résilience qui précisent leur programme de réforme et d’investissement pour les années 2021-2023. Ces plans seront réexaminés et adaptés si nécessaire en 2022 pour tenir compte de l’allocation définitive des fonds pour 2023. S’agissant du principal programme d’investissement, intitulé « Facilité pour la reprise et la résilience », 70% des subventions seront engagées au cours des années 2021 et 2022. Les 30% restants le seront d’ici la fin 2023. Mais les paiements effectifs seraient prévus plus tardivement : moins d’un quart d’ici 2023, un quart en 2023, un quart en 2024, le solde d’ici fin 2026.
A court terme, la réponse européenne est donc de mobiliser les prêts, ceux accordés par le Mécanisme européen de solidarité (MES) et ceux contractés par la Commission dans le cadre du Next Generation EU. L’UE bénéficiant d’une très bonne notation financière (un triple A), elle peut emprunter à des taux très bas, voire négatifs. Néanmoins, pour les pays les mieux notés, les gains escomptés seraient marginaux (cf. Jérôme Creel, « Plan de relance attention aux incohérences ») à tel point qu’ils pourraient continuer à emprunter eux-mêmes directement. Pour l’instant, peu d’États ont eu recours aux prêts accordés par le MES. Pour les pays dont les taux d’intérêt de la dette sont les plus élevés, il pourrait être intéressant d’y recourir.
Des rabais pour les « frugaux » et un budget amputé de 26 milliards d’euros
L’acceptation par les pays « frugaux » d’un plan de relance intégrant des transferts aux États exigeait de passer par la voie du budget européen. Ceux-ci n’auraient ainsi pas accepté que ces transferts soient versés par le MES. Or le CFP n’était pas finalisé, ce qui a ouvert la voie à des marchandages. Les vives oppositions entre les États européens ont alors abouti à d’importantes concessions, notamment sur le montant du budget européen 2021-2027 et sur les contributions des États membres à ce budget. Les « frugaux », jugeant leur contribution disproportionnée par rapport à ce qu’ils reçoivent, ont demandé à relever les rabais dont ils bénéficiaient jusqu’à présent. Ces rabais ont augmenté de 138% pour l’Autriche, de 91% pour le Danemark, de 34% pour la Suède et de 22% pour les Pays-Bas. Le montant total des rabais s’élève à 53 milliards sur sept ans, ce qui n’est pas négligeable au regard du montant de l’aide.
Mais surtout, le montant du budget européen pour 2021-2027 a été abaissé par rapport au budget précédent de 2017-2020 et également par rapport au montant demandé par la Commission et le Parlement en mai 2020. Il atteindra 1 074 milliards sur 7 ans au lieu de 1 100 et 1 300 milliards demandés par la Commission et le Parlement. Plusieurs postes du budget européen ont été revus à la baisse : la santé (diminution d’un tiers des crédits), la recherche, la défense (baisse de 6 milliards), la PAC (recul de 10%), l’espace ou encore le programme Erasmus. Le mécanisme pour la transition juste, qui doit accompagner les États les plus carbonés vers la neutralité en 2050, passe de 30 à 10 milliards d’euros.
Un enjeu pour le Parlement : relever le budget européen
En matière budgétaire, le Conseil est co-décisionnaire avec le Parlement. Son consentement à la majorité absolue est indispensable. Or celui-ci avait davantage d’ambitions. Il avait notamment plaidé pour un plan de relance d’au moins 2 000 milliards d’euros. Les députés européens sont par ailleurs co-législateurs, avec le Conseil, pour les textes encadrant les programmes sectoriels. Ils pourraient donc chercher à relever leurs budgets, en particulier ceux qui ont fait les frais de l’accord de juillet malgré leur intérêt stratégique.
S’agissant du plan de relance, il n’évoluera plus dans la mesure où c’est le Conseil qui a approuvé à la majorité qualifiée la proposition de la Commission. Le rôle du Parlement européen dans l’appréciation du plan de dépenses des pays bénéficiaires n’a pas été renforcé, ce qui aurait pu consolider le contrôle démocratique du processus. L’enjeu lié à la conditionnalité va dépendre des critères précis sur lesquels ce contrôle va s’effectuer, qui ne sont pas connus à ce jour. Les États membres n’auront pas le droit de véto sur l’évaluation des plans de réformes des pays bénéficiaires, mais ils pourront saisir le Conseil qui pourra éventuellement geler les versements jusqu’à ce qu’une décision finale soit prise. Dans la mesure où les critères selon lesquels ce contrôle sera effectué n’ont pas été précisés, il y a un risque de voir revenir une pratique d’obstruction de la part des pays « frugaux » avec éventuellement pour exigence que les pays recourant le plus à la solidarité mènent des réformes structurelles.
En conclusion, cet accord est historique car il instaure un principe de mutualisation des dettes et de solidarité budgétaire sous forme de transferts aux États. Ce principe est équivalent à celui des eurobounds qui avaient été demandés par l’Italie, l’Espagne ou la France. La Commission emprunte au nom de tous les États membres, il s’agit donc d’une dette commune, qui sera ensuite remboursée par des impôts communautaires. Cet accord a été rendu possible par un revirement spectaculaire de l’Allemagne même si elle n’a pas entraîné avec elle les pays « frugaux ». La solidarité européenne prend forme alors qu’elle semblait inatteignable lors de la crise de la dette de 2010.
Si cet accord constitue un moment de fédéralisme, il reste néanmoins limité compte tenu de l’ampleur de la récession et son étalement dans le temps en réduira les effets de court terme. De ce fait, il aboutira surtout à une relance par un endettement aux conditions maîtrisées au niveau national pour les États les mieux notés, au niveau européen pour les moins bien notés.
Cet accord est un accord de crise. Ce n’est pas un accord structurel qui modifiera le fonctionnement budgétaire européen. Les vives oppositions entre les États membres ont conduit à des concessions importantes par rapport à l’initiative franco-allemande de départ. La solidarité budgétaire ne sera pas pérenne car ses opposants ont tout fait pour que ce plan demeure temporaire. Et elle est relative car l’accord se paie par une réduction du budget et de la solidarité des États frugaux à travers une baisse de leur contribution via le mécanisme de rabais. L’accord ne donne pas les moyens pour développer une capacité fiscale autonome et renforcer l’intégration européenne. L’Europe reste coupée en deux entre, d’un côté, les États qui souhaitent plus d’harmonisation sociale et fiscale pour une convergence économique et, de l’autre, ceux qui s’y opposent car ces écarts nourrissent leurs excédents commerciaux.
Quoi qu’il en soit, il reste un point qui demeurera au-delà de la durée du plan et à partir duquel il pourrait être possible de construire d’autres logiques. Il s’agit des ressources propres instaurées pour rembourser les emprunts de la Commission. Il y a fort à parier que celles-ci soient durables. Elles sont positives à plus d’un titre : premièrement, comme ce sont de nouveaux prélèvements, elles ne coûtent rien aux États membres ; deuxièmement, il n’y a pas d’effet d’éviction des prélèvements nationaux car il s’agit de ressources qui se heurtent à l’argument de la compétitivité lorsqu’elles sont envisagées au niveau national ; troisièmement, il s’agit d’une fiscalité comportementale incitative avec un objectif environnemental.
Antoine Rémond, Alice Rustique