Pourquoi les régimes spéciaux de retraite nécessitent un traitement spécifique
Des régimes historiquement fondés sur la pénibilité engagés dans une convergence progressive sur le régime général
Les régimes spéciaux de retraite et ceux de la fonction publique étaient historiquement des régimes fondés sur la prise en compte de la pénibilité du travail. Celle-ci s’effectuait à partir de la combinaison de trois éléments : des âges de départ précoces (50 ou 55 ans selon les métiers), un système de bonification de la durée d’assurance permettant d’atteindre 37,5 ans de cotisation à ces âges, une condition de durée de service (15 ou 25 ans selon les métiers), et une mise à la retraite d’office.
La réforme de 2008 a allongé la durée d’assurance pour la faire converger avec celle du secteur privé et de la fonction publique, puis elle a mis fin au dispositif de compensation de la pénibilité : immédiatement pour la mise à la retraite d’office ; en recourant à la clause du grand-père pour la suppression des bonifications de durée d’assurance, celles-ci étant supprimées pour les nouveaux entrants à partir de 2009. Par la suite, comme pour les autres régimes, la durée d’assurance a été relevée par la réforme de 2014 à 41,5 ans au 1er juillet 2018, puis 43 ans pour les agents nés à partir du 1er janvier 1973 (qui auront 62 ans en 2035), excepté à la SNCF où le relèvement est un peu plus lent. S’agissant des âges de départ anticipé, ils ont été portés de 50 à 52 ans et de 55 à 57 ans par la réforme des retraites de 2010 et les conditions de durées de service ont été relevées de 15 à 17 ans et de 25 à 27 ans pour les salariés pouvant prétendre à un départ anticipé.
Les réformes de 2008, 2010 et 2014 changent la logique du régime : l’atteinte du taux plein aux âges précoces (de 52 et 57 ans) devient de plus en plus difficile et les départs effectifs en retraite à ces âges de plus en plus théoriques. En d’autres termes, même si les âges sont restés inférieurs à ceux du régime général, les conditions pour atteindre la durée d’assurance requise pour une retraite à taux plein sont de plus en plus difficiles à remplir. A terme, lorsque la durée de cotisation aura atteint 43 ans (en 2035), les agents entrés à partir de 2009 devront attendre 63 ans pour partir avec une retraite complète, même s’ils relèvent de la catégorie active ou super active alors que leurs âges d’ouverture des droits seront parallèlement de 52 ans et 57 ans. Par conséquent, pour les agents ne pouvant se maintenir en emploi, sans dispositif de transition entre emploi et retraite dans l’entreprise, la seule alternative serait de partir en retraite avec une décote (ou en invalidité) dont l’âge d’annulation sera de 57 et 62 ans.
Ainsi, alors même que les conditions de décote vont se durcir, celle-ci pourrait concerner un plus grand nombre de personnes. Pour l’instant, les départs avec décote ont néanmoins tendance à se réduire. Dans un premier temps, ils ont progressé, ce qui a pu s’expliquer d’une part par le fait que la décote soit entrée en vigueur progressivement avec des règles de départ moins restrictives que dans le régime général et, d’autre part, par les mesures de revalorisation salariale qui ont pu compenser l’effet de la décote en fin de carrière. L’évolution des départs avec décote sera un indicateur important pour les prochaines années.
Le problème se pose de façon plus nette à la RATP, où aucun dispositif de compensation de la pénibilité interne, ni régime d’épargne retraite supplémentaire n’ont été instauré après la réforme de 2008.
L’enjeu financier : la fin de la subvention d’équilibre
La réforme supprimerait les régimes spéciaux mais permettrait le maintien de spécificités professionnelles. En principe, chaque régime pourrait donc garder des âges de départ ou des pensions plus généreuses à condition de les financer eux-mêmes.
Pour autant, tous ne sont pas dans la même situation du point de vue du financement des droits spécifiques actuels. Actuellement, les régimes spéciaux versent trois types de dépenses :
– Les dépenses qui auraient été versées par les régimes des salariés du secteur privé (Cnav, Agirc-Arrco) à conditions démographiques identiques.
– Les dépenses de retraite supplémentaires liées à des conditions démographiques moins favorables que celles des régimes du secteur privé (ratio cotisants/retraités plus dégradé). Dans le cas d’entreprises publiques, ces conditions résultent en grande partie de choix de politique publique.
– Les dépenses concernant les droits spécifiques : départs précoces pour pénibilité et supplément de pension perçu par les retraités des régimes spéciaux à conditions de départ en retraite identiques (âge de départ à la retraite des régimes du secteur privé), provenant notamment du calcul de la pension sur les six derniers mois de salaire.
Les droits spécifiques sont financés par une tranche de cotisations supplémentaires, excepté à la RATP, et surtout par une contribution publique, laquelle couvre également les conditions démographiques défavorables des régimes spéciaux. Cette contribution publique prend la forme d’une subvention d’équilibre de l’Etat qui s’élève à 700 millions d’euros à la RATP et à 3,3 Mds d’euros à la SNCF. Dans les industries électriques et gazières (IEG), cette subvention d’équilibre de l’Etat a été remplacée par la contribution tarifaire d’acheminement (CTA) de l’électricité, payée par les consommateurs, lors de l’adossement du régime en 2005. Celle-ci complète la tranche de cotisations supplémentaires pour financer les droits spécifiques passés et futurs du régime ainsi que les conditions démographiques défavorables de 2005 à 2024 (versement au régime général).
Qu’adviendrait-il de ces types de dépenses dans un système de retraite universel ? Les dépenses résultant d’une démographie défavorable disparaîtraient. Avec des règles communes, la solidarité démographique entre professions serait inhérente au système. Les ratios de dépendance démographique ne seraient donc plus considérés au niveau des différents régimes mais au niveau de l’ensemble du système. Les professions ayant un rapport démographique défavorable ne recevraient donc plus de transfert.
Le principal problème vient du fait que les avantages spécifiques financés par les contributions publiques pourraient disparaître. Le gouvernement pourrait être tenté de renvoyer la question du financement de ces droits spécifiques aux entreprises publiques elles-mêmes.
Dans les IEG, la CTA, payée par des consommateurs peu informés, pourrait plus facilement être maintenue qu’une subvention d’équilibre de l’État. Cela poserait alors un problème d’équité par rapport aux régimes SNCF et RATP. A contrario, la SNCF et la RATP ne pourraient remplacer la subvention d’équilibre par un prélèvement sur les consommateurs, ne serait-ce que parce que les prix des transports sont fixés en région parisienne par IDF Mobilités et parce que l’ampleur de la subvention d’équilibre de la SNCF est nettement plus importante que la contribution de la CTA aux IEG (3,3 Mds d’euros contre 1,5 Md d’euros).
La nécessité d’instaurer des contreparties articulant transition longue et dispositifs d’entreprise
La mise en place d’un système de retraite universel entraînerait la suppression des droits spécifiques existants (âges précoces d’ouverture des droits, calcul de la retraite sur les six derniers mois de salaire) ainsi que la fin de la subvention d’équilibre de l’État. Les régimes spéciaux de retraite sont considérés comme un élément du contrat salarial que les agents ont accepté lors de leur embauche en début de carrière. Un changement des règles en cours de carrière leur apparaît alors comme une rupture de contrat et n’est pas acceptable pour eux. C’est pourquoi l’acceptabilité sociale de la réforme repose sur la nécessité d’instaurer des contreparties.
Historiquement, les réformes ayant proposé un alignement pur et simple des régimes spéciaux sur le régime général (1953 et 1995) n’ont pas abouti. Quand bien même ce serait le cas, une réforme sans contrepartie suffisante serait en décalage avec la réalité du travail et poserait des problèmes de fonctionnement des entreprises. Si l’évolution des métiers et celle de l’intensité de leur pénibilité doit être discutée, la compensation de la pénibilité ne peut se limiter au seul compte professionnel de prévention (C2P) actuel, amputé en 2017 de quatre facteurs de pénibilité, dont le risque chimique, lequel, par exemple, concerne particulièrement les conducteurs de métro exposés aux particules fines. A cet égard, l’augmentation des démissions de cheminots (+34% en 2018 après +24% en 2017) constitue un signal qui ne doit pas être négligé.
A l’inverse, la réforme de 2008 a permis un compromis autour des contreparties suivantes : un étalement de la réforme (avec une clause du grand-père consistant à n’appliquer la suppression de la compensation de la pénibilité qu’aux nouveaux entrants dans le régime à partir de 2009), des augmentations salariales de fin de carrière et des contreparties dans l’entreprise structurées autour d’un dispositif d’épargne retraite, d’une prise en compte de la pénibilité spécifique à l’entreprise, et de dispositifs de transition entre emploi et retraite.
Les contreparties qui pourraient être mises en œuvre par les entreprises sont connues (cf infra et rapport de la Cour des comptes, « Les régimes spéciaux de retraite de la RATP, de la SNCF et des industries électriques et gazières », juillet 2019). Dans le cadre de la réforme de 2008, une variété de dispositifs a été déjà été mise en œuvre dans les IEG et à la SNCF. Ces dispositifs pourraient être de nouveau mobilisés et renforcés. Les contreparties ont un coût. Elles ne peuvent être assumées par les seules entreprises. Leur résultat net n’y suffirait pas. L’État doit donc prendre en charge une partie de ces dépenses. Le coût des mesures de compensation n’est pas le même pour l’entreprise selon qu’il prend à sa charge une part plus ou moins importante de la compensation.
La période de transition du système de retraite actuel vers le nouveau système sera longue. Il s’agit d’une clause du grand-père partielle, calquée sur le modèle italien, à savoir une application totale du nouveau système aux nouveaux entrants et une application progressive aux personnes se trouvant à 17 ans et plus de la retraite (soit les générations 1980 pour les catégories actives et 1985 pour les catégories super actives). La réforme s’appliquera donc aux agents entrés dans ces entreprises avant 2009, lesquels n’étaient pas concernés par la réforme de 2008. Cela constitue à la fois une rupture du contrat salarial et une rupture du compromis social de 2008. Le respect de ce compromis, avec l’hypothèse d’une entrée en début de carrière à 20 ans dans le régime, impliquerait une entrée dans le nouveau système à partir de la génération 1989. Une application stricte de la clause du grand-père conduirait à affilier au nouveau système les seuls nouveaux entrants à partir de 2022, soit à partir de la génération 2004. Une adaptation de la période de transition aux régimes spéciaux conduirait à appliquer le nouveau système entre la génération 1989 et la génération 2004.
D’une manière générale, plus la transition est longue, plus elle permet à l’entreprise de continuer à bénéficier de la subvention publique et de mettre en place ou de renforcer progressivement des dispositifs d’entreprise.
Quelles autres mesures possibles de la part de l’État ?
Outre la longueur de la transition, pour favoriser l’acceptabilité sociale de la réforme, l’État dispose de deux autres types de mesures :
– L’amélioration du dispositif général de prise en compte de la pénibilité : La prise en compte de la pénibilité à travers le C2P est aujourd’hui insuffisante, a fortiori dans un projet qui vise à augmenter la durée d’activité. Le projet du gouvernement n’y changerait pas grand-chose : il assouplit un peu le dispositif (abaissement du seuil d’exposition pour le travail de nuit et, pour les salariés ayant effectué des carrières complètes dans des métiers pénibles, attribution de points supplémentaires et déplafonnement du compte pour des formations et du temps partiel rémunéré supplémentaires), mais après l’avoir amputé de quatre facteurs de pénibilité. Cette insuffisante prise en compte de la pénibilité ne facilite pas une réforme des régimes spéciaux. Plus le différentiel serait réduit entre le dispositif général et les dispositifs existants dans les régimes spéciaux (pour les agents entrés avant 2009), moins le coût pour les entreprises publiques serait important. Les entreprises RATP, SNCF et les IEG ont intérêt à ce que le dispositif général de prise en compte de la pénibilité soit le plus ambitieux possible.
– Le maintien transitoire d’une subvention publique. Cette mesure n’est pas tout à fait du même ordre que la longueur de la transition. Dans le cas présent, il s’agit de faire la réforme tout en maintenant une subvention publique pour financer les droits spécifiques ou une partie d’entre eux, les conditions démographiques défavorables des régimes étant alors mutualisées. Cette subvention ne serait plus une subvention d’équilibre destinée à combler la différence entre les cotisations et les pensions car il n’y aurait plus de régime spécial. Son montant serait déterminé à partir de la dernière subvention d’équilibre versée avant la transition. Néanmoins, la question du support juridique se pose. La subvention devrait correspondre à des prestations additionnelles par rapport au système universel. Avec des règles de calcul des retraites refondées, cela signifierait prévoir de nouveaux dispositifs, par exemple une compensation spécifique de la pénibilité. Une autre possibilité serait d’augmenter (ou d’instaurer dans le cas de la RATP) la tranche de cotisations supplémentaires pour financer des droits spécifiques refondés, la subvention publique étant alors versée à l’entreprise pour faire face au coût qui en résulterait.
Conclusion
Les réformes des retraites de 2008, 2010 et 2014 ont changé la logique des régimes spéciaux. Le dispositif de compensation de la pénibilité est déséquilibré car, sur les trois éléments qui le fondaient, seuls subsistent des âges de départ précoces pour les agents en catégories actives et super actives. Pour ceux d’entre eux entrés à partir de 2009, ces âges d’ouverture des droits resteront théoriques. Cette situation n’est pas satisfaisante. La réforme proposée par le gouvernement vise à supprimer les régimes spéciaux. Or ceux-ci bénéficient d’une subvention d’équilibre qui finance leurs droits spécifiques. Sans contrepartie de l’État, la suppression de cette subvention entraînerait soit une baisse des pensions, soit un coût auquel les entreprises ne pourraient faire face, avec en perspective de possibles problèmes de fonctionnement des entreprises concernées. Pour autant, celles-ci auraient un rôle à jouer en mobilisant et en renforçant des dispositifs internes, comme ce fut le cas lors de la réforme de 2008. De ce point de vue, parmi les entreprises publiques, la RATP est aujourd’hui dans la plus mauvaise situation car elle part de plus loin dans la mesure où elle a instauré moins de dispositifs de compensation dans le cadre de la réforme de 2008 : elle n’a pas de dispositif de compensation de la pénibilité, pas de dispositif d’épargne retraite supplémentaire alimentée par l’entreprise, pas de mesure de transition entre emploi et retraite.
Une autre piste possible serait de ne pas traiter les régimes spéciaux tous de la même façon et de considérer que la réforme ferroviaire de 2018 a déjà mis fin au régime spécifique de la SNCF en appliquant la clause du grand-père. S’agissant des IEG, l’adossement du régime sur les régimes du secteur privé fait que les droits spécifiques déjà financés sans subvention publique pourraient continuer à l’être, à condition que la CTA soit maintenue. En revanche, le régime de la RATP devrait faire l’objet de considérations particulières, avec des contreparties adaptées.
Antoine Rémond