Pourquoi les Français épargnent-ils autant ?
Les mesures en faveur du pouvoir d’achat décidées par le gouvernement depuis le début du quinquennat (baisse de la taxe d’habitation, prime de fin d’année, hausse de la prime d’activité, etc.) n’ont pas permis d’inverser cette tendance à l’augmentation de l’épargne, qui s’est plutôt renforcée. En effet, alors que les gains de pouvoir d’achat ont progressé de +0,6% en moyenne par trimestre depuis mi-2018, la consommation n’a augmenté que de +0,2% en moyenne, mais le taux d’épargne a bondi de +13,6% début 2018 pour s’établir à +15,3% au premier trimestre 2019 (graphique 1).
Une hausse des liquidités
L’analyse du stock d’épargne et de sa décomposition montre que la hausse du taux d’épargne s’explique davantage par la hausse de l’épargne liquide (épargne réglementée, dépôts à vue et numéraire) que par celle des placements à terme (assurance-vie, organismes de placement collectif monétaires) (graphique 2). Cette progression de l’épargne liquide est un phénomène qui date des années 2014/2015.
Depuis le début du quinquennat, cette tendance se renforce dans la mesure où l’épargne devient de plus en plus liquide. En effet, depuis 2017, l’encours d’épargne réglementée (livret A, LDD, PEL, etc.) a vivement augmenté (+6%) alors que l’assurance-vie a stagné (+2%) et que les encours des organismes de placement collectif (OPC) monétaires ont fortement chuté (-47%). Mais ce sont les dépôts à vue (comptes courants) qui ont crû le plus rapidement, avec une hausse de +16% depuis début 2017. La croissance annuelle moyenne du stock d’épargne réglementée est dynamique (+2,5% depuis 2017), mais elle se situe en deçà de celle des dépôts à vue et du numéraire (+8,6% en moyenne depuis 2017).
Au niveau macroéconomique, les ménages ont donc tendance à thésauriser leurs gains de pouvoir d’achat, sous une forme très liquide et, donc, facilement mobilisable.
Comment expliquer la progression récente de l’épargne liquide ?
Ce comportement peut s’expliquer par différentes raisons.
D’abord par la hausse des incertitudes. Les différentes réformes à venir (assurance chômage, retraites) brouillent les perspectives d’avenir des ménages et peuvent les inciter à épargner davantage. Un allongement des délais de transmission entre le pouvoir d’achat et la consommation peut également expliquer la hausse observée de l’épargne (ces deux éléments seront développés dans le prochain billet de blog).
L’accélération récente des flux d’épargne peut aussi provenir de la concentration des gains de pouvoir d’achat sur les ménages les plus aisés, dans la mesure où ce sont ceux qui épargnent le plus. Les chiffres estimés de l’INSEE font en effet état d’une hausse des inégalités en 2018 (ainsi que la pauvreté). L’indice de Gini augmenterait de 0,005 en 2018 pour s’établir à 0,294. Ce serait la plus forte hausse depuis 2010. Le taux de pauvreté monétaire augmenterait, quant à lui, de 0,6 point, pour s’établir à 14,7% de la population (un point haut depuis les années 1970).
La hausse des inégalités mesurées par l’indice de Gini est liée à deux phénomènes : la progression des inégalités avant redistribution (principalement due à la hausse des dividendes distribués aux ménages aisés en 2018) et les mesures socio-fiscales votées en 2017. En effet, les mesures d’allègement de l’impôt sur la fortune (transformation de l’ISF en IFI) et la mise en place du prélèvement unique sur les revenus du capital accentuent les inégalités de revenu. Dans un récent rapport, le comité d’évaluation des deux réformes a montré que les gains étaient concentrés sur les 5 % des foyers aux revenus les plus élevés pour la réforme de l’ISF, avec un gain moyen de 6 500 euros par an. Pour la « flat tax » sur les revenus du capital, les gains concernent les 15 % de foyers aux plus hauts revenus, avec des gains moyens de près de 1 000 euros par an pour les 5% les plus aisés. Ces gains sont probablement en grande partie épargnés par ces catégories de ménages.
L’épargne liquide pour faire face à un endettement croissant ?
Mais l’accumulation de ces liquidités peut aussi s’expliquer par un autre phénomène plus ancien mais de taille : la montée en flèche de l’endettement des ménages. En effet, la dette totale des ménages a presque doublé depuis la crise (graphique 3). Elle atteint maintenant les 95% du revenu disponible brut (RDB) des ménages, alors qu’elle en représentait 70% avant la crise. Dans son dernier rapport, le Haut Conseil de la Stabilité Financière a récemment alerté sur le boom de l’endettement des ménages, couplé à la dégradation de leur solvabilité, étant donné la hausse de la part de leur revenu consacrée au remboursement de l’emprunt.
La hausse de l’épargne liquide des ménages peut être assimilée à un comportement de précaution face à la hausse de l’endettement. Les ménages, profitant des taux d’intérêt historiquement bas pour s’endetter davantage, se constituent parallèlement un coussin de sécurité, liquide et disponible.
Le graphique 3 montre que l’encours total de dettes a dépassé l’encours de liquidités (épargne réglementée, dépôts à vue et numéraire) à la veille de la crise de 2008 et que le rapport entre les deux grandeurs ne cessait de diminuer depuis le début des années 2000. A partir de 2014/2015, au moment où les liquidités ont commencé à accélérer, ce rapport s’est stabilisé, même s’il reste inférieur à 1. Depuis cette période, le rythme de croissance des liquidités semble progressivement rattraper et se caler sur celui de la dette.
La progression de cette épargne liquide peut ainsi interprétée comme la contrepartie d’une dette qui s’accroît. Ce comportement rappelle celui des entreprises qui accumulent des liquidités pour compenser la hausse rapide de leur endettement (sur ce sujet, lire la Lettre du CEP sur l’endettement des entreprises). Il se matérialise par la baisse du taux d’apport lors de la contraction de crédit : de 23% en 2008, il est passé à 12% en 2018 (source : ACPR). Pour investir, il semble que les ménages préfèrent s’endetter qu’utiliser leur épargne, dans un contexte de taux bas.
Conclusion
Alors que la faiblesse des taux d’intérêt devrait théoriquement la décourager, la tendance culturelle française à épargner se renforce. L’épargne semble alors de moins en moins sensible au taux d’intérêt. Cette tendance se retrouve dans d’autres pays, notamment en Allemagne, où le taux d’épargne côtoie les 18%, mais aussi en Suède ou au Pays Bas (19% et 15,5%).
Dès lors, que faire de cet excédent d’épargne ? Dans la mesure où cette épargne est très liquide, elle pourrait être facilement mobilisable par les ménages, pour être éventuellement consommée ou investie. Mais d’après l’OFCE, en 2020, les ménages français devraient rester prudents et ne pas modifier leurs comportements. L’institut prévoit ainsi une hausse très modérée de la consommation (1,3% en 2020 après 1,2% en 2019). L’investissement des ménages diminuerait et passerait de 3,3% en 2019 à 1,8% en 2020. Le taux d’épargne resterait haut (15,1% sur l’année 2020, soit 1 point de plus que la moyenne 2013-2018). Les tendances observées devraient donc se maintenir, au moins pour l’année prochaine.
Alice Rustique