Les entreprises seront-elles au rendez-vous des réformes du quinquennat ?

L’amélioration de la qualité de l’emploi suspendue  au bonus-malus ?

Avec les mesures de plafonnement des indemnités prud’homales, de restriction du périmètre d’appréciation des difficultés économiques ou de modification du seuil du recours au plan de sauvegarde de l’emploi (PSE), le gouvernement a considérablement facilité les procédures de licenciement. En diminuant la protection des contrats permanents, le gouvernement espère supprimer les freins à l’emploi et réduire la dualité du marché du travail, en incitant les entreprises à embaucher des contrats en CDI, devenus moins rigides.

Néanmoins, en échange, les entreprises n’ont formulé aucun engagement en termes d’embauches, notamment sur celles en CDI. Dans les faits, elles pourraient effectivement « jouer le jeu » et améliorer durablement la qualité de leurs recrutements. Toutefois, il se peut aussi qu’elles saisissent cette occasion pour rompre des contrats en CDI coûteux et embaucher une main d’œuvre bon marché, plus flexible, en contrat précaire. En effet, dans un environnement incertain (bouleversements technologiques, manque de confiance dans la reprise), les entreprises, souvent en manque de visibilité, pourraient dès lors structurellement privilégier les contrats temporaires, intérim ou temps partiels.

Ces contrats précaires (temps partiels subis, emplois courts) ont proliféré depuis les années 1990, normalisant ainsi une certaine insécurité structurelle de l’emploi (rémunération et trajectoire instables, moindre accès à la formation, voire même au crédit et au logement). Depuis la loi El Khomri, et dans un contexte d’accélération de la croissance (+2,2% en 2017 après +1,1% en 2016), le recours aux contrats courts a légèrement reculé : selon la Dares, la part des recrutements en CDD est passée de 89% en 2016 à 87% en 2017 et le taux d’emploi en contrats courts a perdu -0,1 point au T1 2018. Néanmoins, cette part reste très importante : aujourd’hui, 13,8% des actifs détiennent un contrat temporaire (30% chez les jeunes de 15 à 29 ans) contre 11,3% en Europe.

Pour réellement inverser la tendance, plusieurs économistes (dont J. Tirole et O. Blanchard) proposent de compléter les mesures de facilitation des licenciements par un système de bonus-malus sur les cotisations chômage qui permettrait de responsabiliser davantage les entreprises. En ce sens, l’accord national interprofessionnel du 22 février relatif à l’assurance chômage donne la possibilité aux branches de négocier des accords de modération du recours aux contrats courts via la mise en place d’objectifs chiffrés sur les embauches.

Comme ces accords reposent sur le bon vouloir des entreprises, le gouvernement a récemment annoncé que si ces accords étaient jugés « insuffisants », il mettrait en place un vrai système contraignant de bonus-malus. Selon la ministre du Travail (juin 2018), « l’idée d’un bonus-malus reste d’actualité si les entreprises ne se saisissent pas du problème ».

Pourtant, le gouvernement n’a pas défini de critères particuliers de surveillance de ces accords et a retiré les thèmes obligatoires de négociations. La mise en place d’un vrai système assujettissant pour lutter contre la segmentation du marché du travail est donc pour l’instant toujours en suspens…

Vers une stagnation de l’effort de formation ?

Le projet de loi organise la formation autour de l’initiative individuelle. Une autonomie accrue (suppression des intermédiaires au profit d’une application mobile) justifierait le transfert de la responsabilité du parcours de formation professionnelle sur les salariés. Mais il ne pourra être efficace que si ces derniers sont réellement accompagnés et informés dans l’exercice de leurs droits. Ainsi, avec la réduction de la co-construction des actions de formation entre le salarié et l’entreprise, l’articulation du compte personnel de formation (CPF) avec le conseil en évolution professionnnelle (CEP) sera déterminante.

La monétisation du CPF et la transformation du congé individuel de formation (CIF) en CPF de transition sont les deux innovations majeures du projet de loi. Toutefois, elles n’accroissent pas les droits des salariés. Selon B. Martinot, le financement du CPF est insuffisant (2 milliards) et ne pourra fonctionner que si le taux de recours au CPF reste faible. De plus, le choix du taux de conversion de 14,28 €/heure par le gouvernement, bien en deçà du taux moyen de prise en charge de 41 €, pourrait pénaliser une grande partie des salariés.

Afin d’éviter aux salariés d’attendre plusieurs années pour pouvoir financer leur formation, les entreprises pourront abonder le CPF et CPF de transition des salariés. Des accords d’abondement des formations, de branche et d’entreprise, pourront ainsi être soumis à la négociation.  Mais qu’en sera-t-il en réalité ? Les entreprises vont-elles prendre le relais des CPF et financer la formation, courte ou longue, de leurs salariés ? De même, la rémunération minimale du CPF de transition sera non pas un pourcentage de la rémunération mais un forfait. Les entreprises s’engageront-elles majoritairement au-dessus de ce forfait minimal ?

A ce jour, le risque d’une baisse ou d’une stagnation de l’effort de formation des entreprises ne paraît pas écarté. Pour que le gouvernement puisse atteindre l’objectif d’1 million de formations par an financées par le CPF, il faudra que le patronat s’engage nettement sur la voie d’une sécurité plus grande des parcours et des mobilités professionnelles des salariés. 

Dialogue social : vers le minimum légal ?

Alors que le gouvernement affichait un objectif d’accroissement du dialogue social dans les entreprises, les ordonnances se contentent finalement de lui donner un cadre légal minimal et simplifié. Elles laissent aux entreprises le soin de négocier les moyens du dialogue social (nombre d’établissements et d’élus, heures de délégation, périodicité des consultations, prise en charge des expertises, présence des représentants de proximités, moyens donnés à la commission santé sécurité et conditions de travail). Le sens et l’équilibre de la réforme ne peuvent être trouvés que si les entreprises s’engagent majoritairement au-dessus du socle légal (plutôt indigent).

Or, à en voir les premiers retours, il semble que les entreprises aient plutôt choisi d’appliquer le strict minimum. La CFDT, dans une première analyse, constate une diminution du nombre de représentants, d’heures de délégation et des réunions ainsi qu’une limitation de l’accès à la formation et à l’expertise. Dans la relation des salariés avec les IRP, son étude pointe une réduction de la proximité avec les représentants du personnel, et moins de temps consacré à leur écoute et la recherche de solutions individuelles et collectives.

Les premières évaluations sur les ordonnances par France Stratégie  via un sondage CSA dressent également un bilan mitigé. En majorité, les DRH n’envisagent pas de recourir plus souvent à la négociation. En effet, les mesures les moins connues par les dirigeants sont celles qui concernent les nouveaux champs de la négociation d’entreprise alors que les plus connues concernent les nouvelles mesures de ruptures conventionnelles collectives ou la possibilité de négocier avec un salarié mandaté ou élu en l’absence d’un délégué syndical.

Ainsi, même si les entreprises détiennent les outils législatifs pour améliorer le dialogue social, fixer un minimum ne semble pas suffire pour réellement aboutir à des accords favorables. Il conviendrait de prendre davantage en compte le déséquilibre entre les parties prenantes (asymétries d’information, rapport de force déséquilibré, insuffisance de la formation des élus, surtout dans les PME) dans le choix des outils mis à disposition. Les dispositions dites « facultatives » risquent de ne pas être adoptées, comme par exemple celle de la création d’une commission santé sécurité et conditions de travail (CSSCT) au sein du Comité social et économique (CSE), qui, selon le CSA, est « rarement envisagée » par les entreprises de moins de 300 salariés. La question de l’introduction de règles plus exigeantes ou d’un système plus contraignant mériterait d’être abordée dans la mesure où la question du dialogue social, comme actif porteur de progrès social et d’efficacité économique, est essentielle.

Des avancées trop timides en matière de gouvernance

En matière de gouvernance, l’augmentation du nombre d’administrateurs salariés permettrait d’améliorer et de renouveler significativement le dialogue social en entreprise, en le rapprochant des enjeux stratégiques essentiels. De plus, selon une tribune du Monde signée par plusieurs personnalités reconnues, cette mesure pourrait créer un effet de mobilisation qui renforcerait la compétitivité, en prenant en compte la dimension humaine, dans une dynamique vertueuse de confiance et d’innovation. Finalement, la présence d’administrateurs salariés serait bénéfique pour les actionnaires eux-mêmes puisqu’empiriquement, plusieurs études ont mis en évidence le lien positif entre administrateurs salariés et valeurs boursières, ou productivité au travail.

Or, bien que portée par une partie du patronat, la revendication d’un nombre plus important d’administrateurs salariés ne semble pas trouver d’échos suffisants au sein du gouvernement. Totalement absentes dans les ordonnances, les seules mesures concernant les administrateurs salariés ont été proposées dans le projet de loi Pacte (juin 2018). En particulier, l’article 61 stipule que la présence de 2 administrateurs salariés à partir de 8 administrateurs non-salariés est obligatoire dans les conseils d’administration ou de surveillance (contre 12 auparavant fixé dans la loi Rebsamen de 2015). Toutefois, l’article laisse inchangé le seuil d’obligation de désignation de ces administrateurs salariés, à 1 000 salariés en France et 5 000 dans les filiales. Ces obligations continueront donc de ne concerner qu’un nombre restreint d’entreprises. Mais surtout, le nombre d’administrateurs salariés reste nettement insuffisant. Il passe de 1 à 2 dans un plus grand nombre d’entreprises, mais dans celles où il y a déjà 2 administrateurs salariés, leur nombre n’augmente pas à 3. En regard avec les pratiques européennes, le déficit est relativement frappant. En Europe, 18 des 28 pays prévoient une proportion d’administrateurs salariés d’en moyenne 1/3. En Allemagne, il y a en moyenne 1/3 d’administrateurs salariés dans les entreprises de 500 salariés, et ½ pour celles de 2 000 salariés. Avec la loi Pacte, la France est donc bien loin de rattraper son retard en matière d’administrateurs salariés.

Néanmoins, les ordonnances d’août 2017, en donnant la possibilité de former par accord majoritaire un conseil d’entreprise, ont voulu donner un outil pour faciliter et développer la codétermination. Cette instance, qui se rapproche d’un CSE amélioré, a la capacité de négocier et de conclure des accords collectifs. Le but de la mesure est de se rapprocher du mode de gouvernance allemand, où les Betriebsrat (comités d’entreprises) disposent de droits allant de l’obligation d’information jusqu’au véritable droit de véto. Selon le dossier de presse de présentation des ordonnances, le conseil d’entreprise pourrait permettre une véritable « cogestion à la française », une co-décision des salariés et des dirigeants sur les questions de formation professionnelle, d’égalité homme-femme ou sur les orientations stratégiques de l’entreprise.

Mais cette instance n’est qu’une option, et non un impératif, pour les entreprises et les parties prenantes, dont l’intérêt n’apparaît pas évident. D’une part, l’employeur a peu d’incitation à conclure un accord qui pourrait l’exposer à un avis non conforme sur plusieurs thèmes de négociation (bien qu’il ne soit prévu légalement qu’en matière de formation). D’autre part, les syndicats semblent réticents à cette instance dans la mesure où elle leur retire le cœur de leurs attributions, et pourrait marginaliser le rôle des délégués syndicaux d’établissement. D’ailleurs, même si un accord de formation de conseil d’entreprise est signé, les modalités effectives de fonctionnement et l’accès de cette instance à l’information soulèvent également des questions.

Ainsi, les conditions n’apparaissent pas aujourd’hui réunies pour permettre un réel rééquilibrage de la gouvernance d’entreprise.   

Un pouvoir d’achat fragilisé

Le gouvernement n’a pas l’intention de mener une politique du bulletin de paie. Son action pour le pouvoir d’achat passera par sa politique fiscale : suppression de la taxe d’habitation, et bascule de cotisations sociales vers la CSG (pour l’essentiel). Or, avec la montée du prix du pétrole, de la fiscalité indirecte, et la baisse de l’euro, ces mesures  fiscales favorables pourraient de ne pas être suffisantes pour soutenir durablement le pouvoir d’achat. Ce dernier risque encore de se fragiliser cette année, après son fort recul (-0,6%) au premier trimestre (voir billet CEP sur le pouvoir d’achat). Les entreprises ne devraient-elle pas proposer des salaires plus attractifs avant que les tensions sociales, ou les difficultés de recrutement, ne deviennent trop sensibles ?

Conclusion

La logique gouvernementale de décentralisation des décisions et du dialogue social peut se comprendre. Mais elle repose sur des réformes incomplètes, ou plus exactement dont l’orientation finale est laissée au bon vouloir des entreprises. Elle suppose un engagement positif des entreprises françaises, qui irait à rebours de leur comportement récent. Que le gouvernement ne produise aucun discours incitatif en la matière peut dès lors surprendre, et préparer à de profondes désillusions.

Dans un scénario d’apathie des entreprises sur ces sujets, on pourrait assister à une hausse constante de l’emploi de moindre qualité, un affaiblissement du dialogue social, un recul de l’effort de formation, une faible présence des salariés dans la gouvernance de l’entreprise, et une stagnation du pouvoir d’achat… Les objectifs mêmes du Président s’en trouveraient alors démentis par les faits.


Alain Petitjean, Alice Rustique