La dynamique de l’endettement des entreprises françaises entre opportunités et risques
Depuis 2009, les entreprises françaises ont accru leur endettement contrairement aux entreprises des principaux pays européens. Le faible niveau des taux d’intérêt crée un contexte favorable à l’endettement. Au-delà de ce contexte commun, la Lettre du CEP n°33 cherche à comprendre les raisons de cette spécificité des sociétés non financières (SNF) françaises.
Les motifs de l’endettement
L’endettement plus important des SNF françaises s’explique par un taux d’autofinancement inférieur à celui des entreprises des principaux pays européens. En 2017, il était de 95,5% en France, contre 113% en moyenne dans la zone euro. Cette situation résulte notamment d’un taux d’investissement plus élevé en France. Fin 2017, le taux d’investissement brut des SNF incluant la construction s’est élevé à 24%, au plus haut depuis 30 ans. Une partie du recours à l’endettement s’explique donc par la nécessité de financer la progression plus dynamique des dépenses d’investissement.
Au-delà du dynamisme de l’investissement, le recours à l’endettement relève de choix différents effectués par les entreprises en matière de stratégie d’investissement. L’achat massif d’actions par les SNF françaises constitue ainsi une autre spécificité française. Il est particulièrement marqué chez les entreprises les plus endettées, ce qui laisse penser que les SNF profitent des taux bas pour s’endetter en vue acheter des titres financiers et d’en tirer un meilleur rendement lors d’un placement financier.
Cette hausse de la part des actions détenues par les SNF reflète aussi une activité intense d’acquisition d’entreprises via les LBO (leverage buy-out) et filialisations : les fusions-acquisitions impliquant des entreprises françaises ont atteint 245,8 milliards de dollars en 2017, le plus haut niveau depuis 2007 (Thomsons Reuters). Cette dynamique apparaît particulièrement marquée dans les grands groupes où seul l’investissement de croissance externe a contribué positivement à la hausse de l’investissement total. Les entreprises ancrent leurs anticipations dans un marché boursier haussier. Ces investissements les conduisent à enregistrer des survaleurs, les goodwills (plus de détails dans la Lettre du CEP n°33).
Enfin, les entreprises françaises ont accumulé des liquidités, là encore davantage que dans les principaux pays européens. Cette accumulation de liquidités est corrélée à la hausse de l’endettement, particulièrement dans les grandes entreprises. C’est pourquoi l’Insee a calculé un taux d’endettement corrigé des liquidités : le taux d’endettement net. Celui-ci est passé de 46% du PIB en 2008 à 49% en 2017. La hausse est donc limitée si on la compare à celle de l’endettement brut. Par conséquent, la détention de liquidités réduit le risque financier dans la mesure où elles pourraient être mobilisées pour faire face aux échéances de remboursement.
Une augmentation des risques
Au premier semestre 2018, les conditions économiques restent très favorables à l’investissement, ce qui plaide pour une poursuite de la dynamique du taux d’investissement au cours des prochains mois. Les critères d’octroi de prêts aux sociétés par les banques se sont nettement assouplis au premier trimestre 2018 dans la zone euro, et davantage en France. Dans l’industrie, les taux d’utilisation des capacités de production se situent à 85%, frôlant les 86-87% atteints en 2000 et 2008. Les enquêtes d’opinion montrent que les anticipations se situent à un niveau élevé.
Néanmoins, deux facteurs seraient susceptibles d’influencer le niveau d’endettement et d’avoir des conséquences sur l’investissement : les taux d’intérêt et les cours boursiers. Une hausse des taux d’intérêt produirait un renchérissement du coût des emprunts à venir qui nuirait à l’investissement corporel et incorporel.
Une diminution des cours boursiers aurait quant à elle des effets immédiats sur les comptes des entreprises. Une baisse des marchés financiers produirait une réduction de la valeur des nombreux actifs financiers présents dans le bilan des SNF. Cet effet richesse négatif se produirait également dans le cas des investissements de croissance externe. Les niveaux de valorisation atteints sur ces marchés ont conduit à une augmentation des goodwills pouvant exprimer une surévaluation des prix d’acquisition de certaines filiales. Dès lors, en cas de retournement des marchés, les goodwills perdraient automatiquement de leur valeur, ce qui, en augmentant les provisions pour dépréciation, réduirait le résultat des entreprises. Cette baisse du résultat, en plus d’être préjudiciable à l’investissement, serait susceptible de déclencher un processus cumulatif à la baisse (dégradation de la notation, rationnement du crédit). De surcroît, lors d’un rachat d’une société, le repreneur n’acquiert pas seulement l’actif, mais également le passif de l’entreprise. Ainsi, en plus du risque de surévaluation des actifs, la vente peut révéler des passifs dissimulés, souvent de mauvaise qualité, qui pèsent encore davantage sur la valeur totale du passif du groupe.
Les facteurs de hausse des taux d’intérêt ne manquent pas : la normalisation de la politique monétaire européenne ; la vigueur de la croissance, la baisse du chômage et les difficultés de recrutement des entreprises sont susceptibles de favoriser une hausse des salaires ; la hausse des prix du pétrole et la baisse de l’euro augmenteront l’inflation importée. Du côté des marchés financiers, la volatilité accrue en 2018 reflète également des facteurs d’inquiétude : hausse des taux d’intérêt, conséquences potentielles de la réforme fiscale américaine, guerre commerciale, incertitude européenne. L’évolution des conditions monétaires et financières des prochains mois sera donc cruciale.
Antoine Rémond, Alice Rustique