EDF : avis de tempête, ou préfiguration d’une nouvelle donne ?
En quelques mois, les signes négatifs se sont multipliés pour EDF
Successivement, l’action EDF est sortie du CAC 40, entérinant une baisse d’environ 1/3 en 2015. Puis EDF a annoncé des résultats divisés par trois en 2015, à 1,2Md€, et demandé à l’Etat de convertir son dividende en actions, pour l’aider à assurer son plan de financement de 51Mds€. Pour autant, le bouclage du financement pour le rachat d’Areva d’une part, et pour le parc d’EPR (Réacteur pressurisé européen) anglais d’autre part, reste compliqué à assurer.
Considérant que la baisse des prix de gros menace son équation financière, EDF demande un rattrapage sur les tarifs réglementés des particuliers, 30% moins élevés en France que dans les pays voisins. EDF a de même émis l’idée d’une « purge nécessaire dans l’excédent de capacités constaté en Europe », et s’y emploie à travers la fermeture anticipée de 6 tranches au fioul (la moitié de son parc thermique).
Au-delà des variations conjoncturelles, quelle est l’ampleur réelle du problème, et revêt-il un caractère structurel ?
EDF étant resté rentable en 2015 (+1,2Md€ de résultat net, +17,6Mds€ de résultat d’exploitation), au contraire de certains de ses concurrents, on peut se demander si cet épisode n’est pas de nature conjoncturelle.
Les prix de gros ne concernent qu’une part réduite des ventes de l’entreprise. Les voir passer sous les tarifs régulés du parc nucléaire est pénalisant, mais cet impact pourrait n’être que temporaire. Les fluctuations des cours du pétrole, principaux vecteurs d’alignement des prix des différentes sortes d’énergie, frappent par leur soudaineté et leur ampleur, mais ne dessinent pas un paysage définitif.
Toutefois, force est de constater que le faible niveau des cours de l’énergie reflète une convergence d’incidences négatives :
• net ralentissement de la croissance mondiale ;
• retour sur le marché de l’Iran, suite à la levée de l’embargo ; essor continu des gaz de schiste américains ;
• premiers signes de maîtrise de la consommation énergétique, suite aux programmes d’économie engagés ;
• montée en production des énergies alternatives, pour une part encore faible mais qui pèse sur les prix marginaux du marché.
En fait, si le niveau des prix de l’énergie inquiète, c’est surtout au vu des immenses besoins d’investissement que justifie la période. Plus que la pérennité des producteurs d’énergie, c’est leur capacité à investir et à s’adapter aux nouvelles donnes stratégiques de l’énergie, qui se trouve ainsi battue en brèche, et plongée dans l’incertitude.
Un mur d’investissements, au calendrier concordant
EDF va investir fortement pour la poursuite efficace de son exploitation, et le maintien de sa place parmi les grands énergéticiens de demain. Son plan mérite d’être rappelé :
• investissements dans le parc nucléaire français, pour en allonger la durée d’utilisation, et en rétablir la disponibilité (100Mds€ en 15 ans) ;
• rachat partiel d’Areva, pour assurer son rôle d’ensemblier sur la filière nucléaire française, au plan mondial (1Md€) ;
• financement des 2 EPR anglais (16Mds€) ;
• déploiement des compteurs intelligents Linky (5Mds€) ;
• doublement des capacités dans les énergies renouvelables (2,5Mds€/an).
Certains de ces investissements ont été rehaussés ou comportent encore des zones d’incertitude : pour les EPR anglais avec l’appréciation de la Livre et l’accroissement de la part d’EDF ; pour le sauvetage d’Areva, de par les coûts de l’EPR finlandais.
Mener de front tous ces investissements peut sembler périlleux. Mais si les 51Mds€ du plan de financement sont souvent rapportés à la dette de 37,4Mds€, on rappelle moins qu’ils ne représentent que trois ans de résultat d’exploitation (17,6Mds€), ni que la faiblesse historique des taux d’intérêt ouvre une « fenêtre de tir » à ne pas manquer.
Surtout, on ne souligne pas assez leur validité stratégique, dans le panorama de la transition énergétique mondiale.
La transition énergétique : un nouveau paysage se dessine
Le passage rapide à une économie décarbonée, enrayant le réchauffement climatique, correspond à un nouveau paysage énergétique :
• développement des énergies à faible émission de carbone ;
• maîtrise de la consommation, et investissement dans les outils de son pilotage : logiciels, objets connectés ;
• montée de l’autoconsommation d’énergie, en boucles locales et en réseaux décentralisés ;
• essor des dispositifs de stockage temporaire de l’énergie (batteries, autres dispositifs) ;
• amélioration des dispositifs de pilotage de la production, pour une meilleure souplesse de mise en œuvre ;
• pénalisation des énergies fossiles par un mécanisme de coût du carbone ;
• hausse du coût final de l’énergie.
Cette transition intègrera le développement de filières appelées à basculer vers l’électricité à l’avenir : automobile et transport, notamment. Elle pourrait donc combiner une moindre consommation d’énergie et une plus forte part de production électrique.
Mais elle supposera une révision profonde des outils de production, des conditions de leur mise en œuvre, des modes de régulation, conception et pilotage des réseaux, enfin de la part des logiciels et de l’intelligence artificielle dans la filière.
A cela s’ajoute un saut technologique dans l’énergie nucléaire, visant à allonger la durée de fonctionnement du parc en place, point vivement controversé (cf. les récentes plaintes suisse et luxembourgeoise), comme le sont également le coût du démantèlement et le niveau de son provisionnement.
Une telle transition suppose un renouvellement des savoir-faire et compétences des acteurs. Elle multiplie aussi les menaces d’intrusion de nouveaux entrants issus du numérique, de l’automobile, des équipementiers, de l’immobilier.
Ces derniers mois ont vu des annonces d’investissements dans la production ou le stockage énergétique, de la part de Casino (distribution et immobilier commercial) ; Schneider et Tesla (batteries) ; Veolia (télémétrie des objets connectés). Les acteurs du numérique se portent aussi candidats à l’exploitation des données utiles au pilotage de la consommation. A contrario, Général Electric ou Engie ont annoncé des scissions d’activité et des désinvestissements visant à décarboner leurs portefeuilles d’activités.
Une contradiction évidente dans la fixation spontanée des prix
Dans ce paysage sur-investisseur de la transition énergétique, la logique autant que la nécessité plaident pour un prix raisonnablement élevé de l’énergie. Ce prix élevé assurera la rentabilité des investissements décarbonés, en contexte de baisse ou de stagnation de la consommation finale.
Mais ce scénario paraît bien difficile à mettre en place.
Tout d’abord, le prix de l’énergie est composite par nature. Il distingue les prix régulés et les prix libres ; les prix des particuliers et ceux des professionnels, notamment intensifs ; les prix de base et les prix de pointe. Jouer de ces différents prix est une impérieuse nécessité, mise à mal par la dérégulation des marchés opérée depuis 10 ans…
Ce jeu s’opère dans une dialectique subtile entre offre et demande :
• alors que la demande est susceptible de s’affaisser conjoncturellement (récession, faible croissance mondiale) voire structurellement (maîtrise de la consommation) ;
• la production augmente tendanciellement, par la mise en service de nouvelles installations alternatives.
Ainsi se dessine spontanément une pression constante à la baisse des prix. Or la part des énergies fossiles, se comprimant, a naturellement tendance à en abaisser le prix…
Aussi allons-nous nous trouver pris entre deux tendances contraires :
• à la hausse des prix : de par la demande de régulation issue des engagements de la COP 21,
• à la baisse, de par le libre jeu du marché et les surcapacités installées.
Les pouvoirs publics sont appelés à trancher, en optant pour des prix régulés qui assurent le financement de la transition énergétique, et un prix du carbone qui protège ces investissements. Leur intervention aura des conséquences sur le pouvoir d’achat des ménages, sur le niveau d’investissement en France, sur la tenue des filières de construction d’équipements énergétiques, et leur capacité exportatrice, enfin sur les importations d’énergie ou de produits pétroliers…
Préparer un avenir incertain
En termes prospectifs, le scénario dominant de la transition énergétique combine :
• développement de l’autoproduction en énergies renouvelables ;
• développement des fermes de stockage, ou autres dispositifs équivalents ;
• gestion de premier niveau par boucles locales de régulation ;
• réseau réticulaire répartissant les excédents et besoins d’appoint ;
• maintien d’une énergie de base, en part moindre qu’aujourd’hui, et plus dépendante de l’industrie intensive ;
• pilotage décentralisé et automatisé, à base de logiciels et d’intelligence artificielle (objets connectés).
Mais les incertitudes restent grandes, sur trois horizons au moins :
• quant à la vitesse de ce basculement ou de cette lente évolution ?
• quant au poids que prendront les véhicules électriques ?
• quant à la répartition dans la chaîne de valeur, entre producteurs d’énergie, répartiteurs, dispositifs de stockage et d’appareillage, logiciels embarqués ?
A défaut de maîtriser cette vision d’avenir, on voit difficilement comment EDF ne serait pas amené à investir dans toutes ces directions à la fois. Le « mur d’investissement » d’EDF n’est pas un choix évitable, sur le fond… Ce qui demande à la fois des moyens financiers ; un environnement public clarifiant ses attentes et affirmant son pouvoir de régulation ; un investissement sérieux en moyens humains, compétences et savoir-faire ; enfin des partenariats capitalistiques plus variés. Rester un grand énergéticien mondial supposera de réunir ces quatre conditions, simplement esquissées dans le plan stratégique actuel.
Alain Petitjean