L’investissement dans l’éducation et la recherche, victime collatérale du plan Juncker ?
Les doutes des scientifiques
Dans le cas de la recherche, le problème a notamment été soulevé par un groupe de scientifiques de haute volée dans un article du quotidien Le Monde (Relancer l’investissement, au détriment de la recherche ?, 13 avril 2015). Des préoccupations analogues ont été exprimées par l’Association Universitaire Européenne (voir son Policy Brief, l’Impact du FEIS sur les Universités Européennes). La Commission envisage en effet, pour abonder le FEIS, de prélever des crédits sur des programmes de R&D existants comme Horizon 2020. Les scientifiques indiquent que, si le prélèvement de 2,7 milliards d’euros sur un montant global du programme Horizon 2020 de 77 mrds peut sembler limité, la concentration de ce prélèvement sur les années 2016-2018 risque d’handicaper l’engagement de nouveaux projets, a fortiori après quelques années de vaches maigres. Face à la Commission qui met en avant l’usage escompté des fonds mobilisés, les scientifiques rappellent que la valeur ajoutée finale attendue d’un investissement en R&D est d’un ordre de grandeur substantiel, au vu même des estimations de la Commission. Ils indiquent aussi que les axes d’Horizon 2020 (en particulier l’excellence de la recherche fondamentale, notamment par l’appui aux jeunes chercheurs) sont difficilement finançables via les modalités d’emprunt envisagées pour doper l’effet de levier (315 milliards d’euros d’investissements sont attendus de 2015 à 2017 à partir d’une mise initiale de 21 mrds, dont 16 en provenance du budget de l’Union et 5 de la Banque Européenne d’Investissement).
A bon escient, le Parlement européen s’est emparé de ces enjeux, dont l’issue n’est pas tranchée –elle devrait l’être d’ici fin juin. Le Parlement envisage plutôt des prélèvements sur des fonds non utilisés chaque année et reversés en conséquence aux Etats (qui voient ces retours d’un bon œil puisqu’ils réduisent leurs déficits !). L’idée d’allocations dédiées à des domaines spécifiques, comme l’efficacité énergétique, a été adoptée en commission parlementaire mais est fortement contestée par la Commission européenne, au nom de la flexibilité dans l’identification et la conduite des projets. Un rapport, rédigé par José Manuel Fernandes (Parti Populaire Européen) et par Udo Bullmann (Alliance Progressiste des Socialistes et Démocrates) amende la proposition de la Commission, en vue d’éviter les effets d’éviction au détriment notamment de la recherche : les projets financés ou garantis par le FEIS ne devraient pas être éligibles au financement par le budget de l’UE et devraient présenter un profil de risque plus élevé que ceux habituellement financés par la BEI. Si l’ambition défendable du plan Juncker est de financer rapidement, et donc d’impulser, des projets d’investissement économiquement viables mais risqués, il s’agit de garantir l’effet additionnel net exercé par ces projets, sans évincer des opérations déjà engagées ou envisagées dans le cadre des procédures usuelles de l’Union.
L’éducation : un investissement, mais pas un placement de court terme
La préoccupation concerne aussi l’investissement éducatif. Elle est d’autant plus légitime que les contraintes et les politiques budgétaires issues de la crise ouverte en 2008 ont significativement restreint les dépenses éducatives dans nombre de pays, particulièrement les plus touchés. Il en résulte une franche menace pour la poursuite du rattrapage de l’effort éducatif entre pays européens, alors que ce rattrapage, de la part des pays en retard, était clairement observable jusqu’en 2008. On attendrait donc du plan Juncker qu’il contribue à renouer avec cette dynamique de rattrapage, qui, pour concilier les impératifs d’efficacité et de justice, doit porter de manière équilibrée sur les étapes successives du parcours éducatif, depuis l’éducation pré-primaire des jeunes enfants jusqu’à la formation continue des adultes (bien sûr en ciblant les faiblesses nationales spécifiques de ce parcours, qui ne sont pas identiques d’un pays à l’autre).
L’éducation est au demeurant formellement reconnue par les textes de présentation du plan Juncker comme un des axes d’investissement prioritaires, les systèmes éducatifs européens étant considérés comme « sous-équipés et sous-financés » (voir le document d’information de la Commission et de la BEI, Le plan d’investissement, questions et réponses). Un programme de modernisation des écoles dans les pays les plus touchés par les difficultés de financement et de mise en œuvre est envisagé (voir, de la part des mêmes institutions, la fiche d’information Où ira l’argent ?). Mais il y a loin de la coupe aux lèvres… Le danger existe, et n’est pas encore levé, de réduire le plan Juncker à une somme de projets hétérogènes, éventuellement utiles, mais surtout faciles à mettre en œuvre rapidement, grâce à des outils financiers et à une profitabilité espérée qui soient attractifs pour les investisseurs privés indispensables à la réalité de l’effet de levier. Il est rien moins qu’évident que l’investissement éducatif soit impulsé par le recours à cette technologie financière sophistiquée. Si la priorité réelle du plan Juncker s’avérait être finalement le financement d’opérations offrant un retour financier rapide dans les pays les plus épargnés par la crise (le risque, oui, mais dans des pays « sûrs »…), l’occasion de mobiliser des ressources pour la correction des inégalités éducatives entre pays aurait été gâchée. Ce risque a été bien souligné par un Policy Brief de l’Institut Syndical Européen (Martin Myant, Juncker’s investment plan: a start, but we need more). La juste place de l’éducation dans le plan d’investissement suppose une véritable démarche stratégique, qui prolonge l’effet de relance attendu du plan par un effort continu de développement et de rattrapage dans le champ éducatif.
Une telle démarche suppose une articulation mieux réfléchie et plus efficace entre les ressources que peut mobiliser le plan pour des projet précis (par exemple, en effet, des établissements scolaires et universitaires modernisés), les ressources budgétaires nationales et les fonds structurels européens programmés sur la période 2014-2020. Or, le dernier rapport de la Commission sur la cohésion économique, sociale et territoriale (Investissement dans l’emploi et la croissance, juin 2014), indique que la part de « l’investissement dans les personnes (éducation, emploi et inclusion sociale) » a connu une certaine diminution, au sein de l’ensemble des dépenses d’investissement de la politique de cohésion sur la période de programmation 2007-2013. Le rapport souligne en conséquence le besoin de dépenses publiques mieux orientées vers la qualité et le développement du capital humain. Il indique certes que le Fonds Social Européen a joué un rôle actif dans la crise et que la programmation pour la période 2014-2020 garantit une part minimale (23,1%) du FSE dans le budget global de la politique de cohésion (laquelle mobilisera 450 milliards d’euros, co-financement national inclus, de 2014 à 2020) : il s’agit de crédibiliser l’apport de la politique de cohésion à la réalisation des objectifs de la stratégie Europe 2020, où les objectifs éducatifs (réduction du taux de décrocheurs, élévation du taux de diplômés du supérieur,…) sont affichés en bonne place.
Le besoin de concentration de la politique de cohésion sur un petit nombre de priorités, afin de maximiser leur valeur ajoutée, est souligné par le rapport. L’initiative pour l’emploi des jeunes, dotée d’un budget de 6 milliards d’euros, est un bon exemple: elle a notamment pour objet la mise en œuvre de la garantie jeunes dans l’ensemble de l’Union, chaque jeune devant se voir offrir une formation ou un emploi adéquat dans les quatre mois qui suivent la fin de sa scolarité ou son inscription au chômage. Le financement de l’initiative sera concentré sur les régions qui affichent des taux de chômage des jeunes particulièrement élevés ou croissants. De fait, le phénomène du décrochage scolaire est marqué par une forte concentration territoriale, entre pays comme en leur sein (cf. carte ci-dessous): la correction des inégalités territoriales reste à l’ordre du jour.
Proportion des jeunes quittant prématurément l’école parmi la population des 18-24 ans, Moyenne 2011-2013
Source : Sixième rapport de la Commission européenne sur la cohésion économique, sociale et territoriale, 2014
Libérer l’investissement dans le développement humain
C’est un principe de base, dit d’additionnalité, de la politique de cohésion : le financement communautaire de projets d’investissement par les fonds structurels doit être obligatoirement complété par un co-financement national. Si les pays sont contraints à des économies budgétaires qui rationnent ce co-financement, c’est un facteur de blocage pour l’absorption efficace des budgets communautaires, qui peuvent rester dans les tiroirs. Ce possible blocage renforce la pertinence de la « clause d’investissement » autorisant un gouvernement, dans certaines circonstances adverses, à dévier temporairement de la progression vers l’équilibre budgétaire de moyen terme pour consentir des dépenses d’investissement justifiées, notamment au titre du co-financement de la politique de cohésion. En début d’année 2015, une communication de la Commission, remarquée comme un assouplissement significatif de la politique d’ajustement budgétaire (Utiliser au mieux la flexibilité offerte par les règles existantes du pacte de stabilité et de croissance), a spécifié les conditions d’application de la clause. Celle-ci reste cependant biaisée en faveur des pays qui respectent le seuil d’un déficit public inférieur à 3% du PIB : elle n’est pas vraiment adaptée aux pays qui sont dans les plus grandes difficultés budgétaires et qui ont pourtant besoin d’impulser le rattrapage de leur investissement éducatif. Une solution serait d’étendre la clause aux dépenses publiques venant co-financer un projet approuvé par le nouveau FEIS.
Le plan Juncker est une initiative bienvenue, face au déficit persistant d’investissement en Europe. Mais il n’est pas sans biais, ni danger d’effets pervers : la « réserve de projets » qu’il s’efforce de mettre en place pourrait avoir quelque chose du feu d’artifice ou du « bond en avant », brillant mais fugace, à la retombée ultérieure décevante. Elle ne peut se substituer, notamment dans le champ de l’investissement en éducation et recherche, à la mise en œuvre d’une stratégie persévérante qui articule autrement les ressources nationales et communautaires et les mobilise pour combler les carences du développement humain, notamment dans les territoires où elles sont le plus criantes.
Jacky Fayolle