Les multinationales préserveront-elles leur impunité ?
En droit, l’entreprise donne les ordres mais n’est pas responsable
« Nous sommes face à un conflit frontal entre les multinationales et les États. Ceux-ci sont court-circuités dans leurs décisions fondamentales – politiques, économiques et militaires – par des organisations qui ne dépendent d’aucun État, et qui à l’issue de leurs activités ne répondent de leurs actes et de leurs fiscalités devant aucun parlement, aucune institution représentative de l’intérêt collectif. En un mot, c’est toute la structure politique du monde qu’on est en train de saper.» (Salvador Allende, Président du Chili, extrait du discours prononcé à l’ONU le 4 décembre 1972).
Si les entreprises transnationales existent à travers leur communication institutionnelle, leurs marques, leur marque employeur mondialement connues, elles n’ont cependant pas de personnalité juridique internationale et n’existent donc pas pour un magistrat. La justice ne connaît que des sociétés autonomes juridiquement, avec une responsabilité limitée. La société-mère n’est donc pas considérée responsable des agissements de ses filiales ou de ses fournisseurs et sous-traitants. Des milliards d’euros produits par les filiales étrangères sont rapatriés chaque année au siège social d’entreprises françaises pour être redistribués aux actionnaires après avoir été grassement multipliés par le jeu de l’optimisation et de l’évasion fiscales mais les 1138 morts et les 2000 blessés de l’effondrement du Rana Plaza (Bangladesh) qui abritait une usine textile ne sont pas habilités à demander justice aux entreprises françaises pour lesquelles elles travaillaient en sous-traitance.
Si tous les groupes transnationaux ne sont pas des délinquants ou des criminels de fait, en droit, ils bénéficient d’une impunité presque totale.
Une des seules obligations légales auxquelles sont soumises les entreprises en matière de droits de l’Homme concerne la publication d’informations. Et sur ce point, une des études publiées par le CEP en 2014 montre qu’elle est largement insuffisante.
Source : Centre Etudes & Prospective, 2014
Les ONG, les syndicats et les citoyens demandent justice
Des organisations syndicales comme des ONG militent depuis de nombreuses années pour que les normes internationales soient intégrées dans l’ordre juridique interne et pour qu’enfin, le droit qui s’applique aux entreprises transnationales soit en adéquation avec l’organisation du travail et de la production, la circulation des richesses et le respect des droits humains. Concrètement qu’est-ce que cela signifie ? Premièrement que l’entreprise doit prendre des mesures de prévention d’atteinte aux droits de l’Homme et à l’environnement, deuxièmement qu’elle doit mettre en place des moyens pour contrôler sa chaîne de production et d’approvisionnement, qu’enfin, en cas de manquement à ses obligations, les tribunaux français soient compétents pour condamner l’entreprise à réparer le dommage causé. Un tel mécanisme permettrait non seulement aux victimes des pays souvent lointains et pauvres dans lesquels la production a lieu, d’accéder à la justice mais aussi d’être indemnisées pour les dommages causés. En outre, en instaurant une obligation de prévention pour les entreprises transnationales, cela permettrait d’inverser la charge de la preuve. Il n’appartiendra plus aux victimes d’établir le lien de contrôle entre l’entreprise donneuse d’ordre et les sous-traitants et de prouver le lien de causalité entre l’absence de prévention et la survenance du dommage mais à l’entreprise de prouver qu’elle a bien mis en œuvre tous les moyens pour prévenir les atteintes tout au long de sa chaîne de production.
Sur ce plan, les citoyens font échos les attentes des ONG et des syndicats : dans un sondage commandé par le FCRSE en janvier 2015, 95% des 1000 personnes interrogées par le CSA estiment que les multinationales pourraient éviter les catastrophes qu’elles génèrent en prenant des mesures de précaution ; elles sont 76% à considérer que l’impunité des multinationales en cas de catastrophe n’est pas justifiée.
La position équivoque des parlementaires et du gouvernement
Il existe au niveau international plusieurs textes qui ont vainement essayé de rappeler le partage des rôles et des responsabilités entre Etat et entreprises en matière de protection des droits humains (Principes directeurs sur les droits de l’Homme et les entreprises (2012), Principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales (2012), Communication de la Commission européenne sur la RSE (2011), …) Mais ces textes ne sont pas des instruments juridiquement contraignants. Tout l’enjeu pour les défenseurs des droits de l’Homme est donc de créer des outils qui rendent les entreprises transnationales comptables de leurs exactions ou de celles de leurs sous-traitants devant la justice.
Les travaux des parlementaires socialistes et écologistes réunis depuis 2013 au sein du cercle de réflexion des parlementaires sur la responsabilité sociale et environnementale des entreprises multinationales allaient en ce sens et deux textes furent déposés par les groupes socialiste et écologiste en novembre 2013.
Du côté des entreprises, les avis sont partagés. Certaines ont compris que les revendications en matière de RSE interrogent directement leur légitimité et que la sécurité juridique que leur apporterait une loi permettrait de renforcer cette légitimité. Cependant, ce n’est pas cette position qui est défendue par les institutions représentants les entreprises. Ainsi, après un intense lobbying de l’AFEP et du Medef auprès de Bercy au nom de la défense de la compétitivité des entreprises françaises, après des sanctions contre les députés socialistes « frondeurs », après le retrait du soutien socialiste à l’initiative du groupe écologiste qui reprenait peu ou prou le texte de novembre, la portée du texte qui sera finalement débattu en séance publique devant l’Assemblée nationale fin mars, est grandement amoindrie.
En matière de renforcement de la responsabilité sociale de l’entreprise et de protection des droits humains, les revirements de certains parlementaires sont aussi paradoxaux que ceux du gouvernement. En juillet 2014, contrairement à une majorité d’Etats, la France a voté contre une résolution du Conseil des droits de l’Homme des Nations Unies qui visait à créer un groupe de travail intergouvernemental pour « élaborer un instrument international juridiquement contraignant pour réglementer, dans le cadre du droit international des droits de l’homme, les activités des sociétés transnationales et autres entreprises ».
Les 30 et 31 mars, à l’occasion de l’examen par l’Assemblée nationale de la proposition de loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre, les parlementaires ébranleront-ils « l’architecture de l’impunité » ?
Natacha Seguin