La chasse au Mismatch

Pour analyser et mesurer les mismatches, il n’y a pas aujourd’hui une approche qui s’impose de manière tranchée. Les dimensions objective et subjective du phénomène interfèrent, sa conceptualisation est incertaine. Face à l’emploi qu’elle occupe, le mismatch affectant une personne peut concerner le niveau éducatif qui est le sien ou/et les compétences dont elle dispose effectivement. Les politiques de l’emploi s’en préoccupent, sans savoir d’emblée ce qui est bien ou mal : un équilibre socio-économique bas de gamme (des compétences faibles dans de mauvais jobs) pourrait persister sans mismatch apparent, alors qu’une gestion dynamique des mismatches affectant des personnes sur-éduquées par rapport à leur emploi actuel pourrait inciter à une mobilité professionnelle ascendante. Néanmoins, les degrés apparents de mismatch sur les marchés du travail européens paraissent suffisamment élevés et persistants pour témoigner de la réalité d’une articulation difficile entre les systèmes éducatifs et les marchés du travail : « il est difficile de trouver la bonne personne pour le bon emploi » (« it is difficult to find the right people for the right jobs », Flisi et alii, Occupational mismatch in Europe: Understanding overeducation and overskilling for policy making, Joint Research Center, Commission européenne, 2014).

L’approche duale de la sur- et sous-éducation par l’OIT

L’Organisation Internationale du Travail a produit une synthèse méthodologique et empirique sur le mismatch (Skills mismatch in Europe, Statistics Brief, International Labour Office, 2014). Cette synthèse porte l’empreinte adéquationniste, en s’efforçant de serrer au plus près l’écart (gap) entre l’éducation et les compétences d’une personne et les compétences requises par une occupation professionnelle. Elle propose une série de distinctions entre différents types de mismatch :

mismatch vertical (le niveau éducatif de la personne est plus ou moins élevé que le niveau requis par l’occupation satisfaisante d’un emploi) ou horizontal (la nature ou le champ de l’éducation reçue ne sont pas appropriés à l’emploi occupé).

– En cas de mismatch vertical, sur-éducation ou sous-éducation (plus ou moins d’années d’éducation que celles requises par l’emploi occupé.)

– Sur ou sous-qualification (plus ou moins de compétences acquises que celles requises par l’emploi).

A l’intérieur de cette typologie, l’étude de l’OIT concerne principalement la sur- et la sous-éducation : elle relève qu’une revue de la littérature empirique donne à penser que dans les pays européens, entre 10% et un tiers des salariés sont « sur-éduqués », environ 20% « sous-éduqués », soit un taux total de mismatch de 30 à 50%.

Une fois une notion de mismatch retenue, différentes méthodes de mesure sont envisageables :

– normative, en croisant les niveaux éducatifs (hiérarchisés selon la Classification Internationale Type de l’Education, CITE) et les niveaux requis par les emplois (classés selon la Classification Internationale Type des Professions, CITP).

– statistique, en considérant que les sur-éduqués sont les travailleurs disposant d’un niveau éducatif significativement plus élevé que le niveau moyen de leurs collègues dans la profession (à un niveau détaillé de la CITP).

– subjective (ou auto-évaluation), en demandant directement aux travailleurs s’ils considèrent que leurs compétences sont en accord avec leur emploi.

On conçoit que l’application de chacune de ces méthodes puisse donner lieu à variation, en fonction de leur spécification précise, et qu’elles ne donnent pas les mêmes résultats. Supposons, hypothèse d’école, que tout le monde soit similairement sur-éduqué, selon la méthode normative, dans une profession donnée : la méthode statistique n’indiquera pas de sur-éducation significative. Ces méthodes peuvent être combinées, pour en améliorer la robustesse.

L’application de la méthode normative par l’OIT produit clairement une tendance croissante à la sur-éducation en Europe, de 2002 à 2012, spécialement pour les femmes (graphique 1). Et, logiquement, la tendance est décroissante pour la sous-éducation. De telles tendances ne sont pas aussi aisément repérables, lorsque la méthode statistique est mobilisée.La chasse au Mismatch

L’approche communautaire de la sur-éducation et de la sur-qualification (over-skilling)

L’étude de Flisi et alii, chercheurs d’un centre adossé à la Commission européenne, élargit le champ des mismatches analysés : au-delà de ceux du niveau éducatif, les mismatches peuvent relever du désajustement entre les compétences détenues, spécifiques ou générales, et les exigences des emplois occupés. La mobilisation du dispositif PIAAC (Programme for the International Assessment of Adult Competencies) de l’OCDE sur les compétences des adultes permet la mesure conjointe, jusqu’au niveau individuel, des mismatches portant à la fois sur l’éducation et les compétences. 

Cette étude communautaire se concentre sur la sur-éducation et la sur-qualification : ce type de désajustement est considéré comme plus dommageable, car il est cause de pertes de productivité, de frustration psychologique et de distorsion des rendements de l’éducation. L’étude applique les différentes méthodes envisageables aux données PIAAC pour construire… 21 indicateurs de mismatch. Afin de synthétiser cette information prolifique, les auteurs pratiquent une analyse en composantes principales, qui permet d’aboutir in fine à un petit groupe d’indicateurs synthétiques résumant convenablement l’information :

1. Sur-éducation objective.

2. Sur-éducation subjective.

3. Sur-qualification, basée sur la distribution des compétences (maîtrise de l’écrit et mathématiques) dans la population.

4. Sur-qualification, basée sur la comparaison des compétences possédées et utilisées. 

Ces quatre indicateurs permettent de classer les pays. Cette classification révèle notamment un contraste entre des pays caractérisés par un faible taux de sur-éducation mais un taux relativement élevé de sur-qualification (Allemagne, Autriche, Belgique, Chypre, Danemark, Finlande, Pays-Bas, Suède) et des pays où la combinaison est inverse : haut degré de sur-éducation mais peu de sur-qualification (Estonie, France, Irlande, Espagne, Royaume-Uni). 

Les auteurs considèrent que la combinaison est plus critique pour le second groupe de pays que pour le premier : un système éducatif performant, assurant un traitement homogène des élèves tout en maîtrisant la diversité des voies éducatives (générale et professionnelle), assure un niveau éducatif conforme aux attentes de la société ; si les personnes disposant de ce niveau sont, à un moment donné, sur-qualifiées par rapport aux emplois occupés parce qu’elles ont été excellemment formées, elles auront des possibilités d’évolution professionnelle pour réduire cet écart. Dans l’autre groupe, la sur-éducation des personnes ne signifie pas qu’elles aient trop de compétences effectives par rapport aux emplois occupés : c’est un symptôme de déficience de leur formation professionnelle, davantage handicapante pour l’avenir. Si l’interprétation interpelle, elle n’apparaît pas sans fragilité. 

Les auteurs poursuivent leur analyse au niveau des individus, afin de caractériser leur degré personnel de mismatch au vu des quatre indicateurs. Cinq groupes d’individus sont identifiés, en fonction du type et de l’intensité des désajustements.

– Les individus bien appariés (aucun mismatch selon les 4 indicateurs).

– Les individus sur-qualifiés (mismatch selon les indicateurs afférents aux compétences).

– Les individus sur-éduqués (mismatch selon les indicateurs relatifs à l’éducation).

– Les individus partiellement sur-éduqués et sur-qualifiés (mismatch pour l’un des indicateurs relatifs à l’éducation et l’un des indicateurs relatifs aux compétences).

– Les individus sévèrement “mismatchés”, sur-éduqués et sur-qualifiés (mismatch pour au moins 3 des 4 indicateurs). 

Clairement, le groupe le plus nombreux est celui des sur-éduqués (30% des travailleurs dans le groupe observé de 17 pays de l’Union européenne). La part des individus à la fois sur-éduqués et sur-qualifiés, partiellement ou sévèrement, est de l’ordre de 15%. Il y a donc une proportion significative de personnes sur-éduquées mais non sur-qualifiées. 

La probabilité de mismatch est plus forte pour les jeunes, mais avec de très fortes différences selon les pays. Le graphique 2 montre la distribution des cinq groupes d’individus en fonction de l’âge pour trois pays : en Italie, les jeunes sont sévèrement affectés par la sur-éducation et la sur-qualification, comparativement aux seniors ; au Royaume-Uni, l’âge parait relativement neutre ; la France est en situation intermédiaire : la qualité de l’appariement progresse avec l’âge.

 Un facteur important de différence entre individus selon leur appartenance nationale parait lié à l’éducation professionnelle. Dans les pays où le système de formation professionnelle est performant, les individus disposant d’une telle formation sont mieux appariés. Parmi les individus disposant d’un niveau éducatif équivalent au baccalauréat, 48% de ceux passés par la voie professionnelle sont bien appariés en Allemagne, contre 11% de ceux qui ont pris la voie générale. Les proportions s’inversent en France : 24% pour la voie professionnelle, 40% pour la voie générale.

La chasse au Mismatch

Demain: le risque d’une tendance croissante à la sur-éducation

 L’étude communautaire se livre à un exercice prévisionnel à horizon 2020, sur la base des projections de population et d’emploi d’Eurostat et du CEDEFOP. L’exercice montre la prévalence d’une tendance à la croissance du taux de personnes sur-éduquées dans beaucoup de pays. Ce taux est particulièrement élevé dans certains pays (supérieur à 40%) : en Espagne, en France, en Irlande. 

Un paradoxe de la situation européenne, spécialement en cette période de crise, est de combiner des taux déprimés d’emploi et un niveau élevé de mismatch dans plusieurs pays. En dépit du caractère inachevé de l’analyse de ce dernier phénomène, c’est là une alerte majeure : sur les prochaines années, il y a le risque d’une proportion croissante de personnes sur-éduquées, paradoxe choquant à l’heure de l’économie de la connaissance. Cette contradiction soulève la question des responsabilités conjointes et spécifiques des systèmes d’éducation et d’emploi. Du côté du système éducatif, l’efficacité de la formation professionnelle est en jeu; du côté du marché du travail, le niveau de l’offre d’emplois est bien sûr crucial, mais aussi la polarisation des emplois, si elle conduit des personnes hautement éduquées à accepter des emplois de nature élémentaire.

  


Jacky Fayolle