Salaire minimum : vers le SMEG ?
La proposition formulée par le rapport de Jean Pisani-Ferry et Henrik Enderlein n’est pas de l’ordre de l’évidence car, comme le relèvent ses auteurs, les deux pays, quoique de niveaux de développement similaires, ne relèvent pas de la même culture salariale : en France, la détermination du salaire minimum permet aux gouvernements d’influer sur la dynamique salariale ; en Allemagne, la priorité aux accords de branche a induit une grande dispersion sectorielle des salaires minimaux. Les auteurs indiquent cependant que des évolutions récentes esquissent une convergence : la décision de mise en place, au 1er janvier 2015, d’un salaire minimum national en Allemagne (au tarif horaire de 8,5 €, de fait dépassé par plusieurs branches) ; le tortueux mouvement vers la réduction du nombre de branches en France et la revitalisation de leurs accords, notamment en matière de minimas sectoriels. Bien sûr l’organisation d’une telle convergence soulève un ensemble de problèmes relatifs à l’harmonisation des dispositions contractuelles et réglementaires régissant l’évolution des salaires minimaux et leur cohérence avec les minimas sociaux. Le rapport propose la mise en place d’un comité binational en charge d’examiner la faisabilité d’une telle convergence.
Un paysage européen hétérogène
Comme le couple franco-allemand ne vit pas en huis clos, la vocation d’une telle initiative serait de faire bouger le paysage européen. L’hétérogénéité de ce dernier contribue à expliquer la difficile émergence d’une problématique communautaire du salaire minimum. Ce tableau est bien renseigné par une publication récente (« Contours of a European Minimum Wage Policy », Friedrich Ebert Stiftung, Octobre 2014) de Thorsten Schulten, chercheur du Wirtschafts und Sozialwissenschaftlichen Institut (Hans-Böckler-Stiftung, fondation syndicale allemande) depuis longtemps investi dans cette question. L’auteur rappelle qu’un salaire minimum national déterminé par la loi ne concerne qu’un peu plus de la moitié des pays de l’Union et que les autres se réfèrent à des salaires minimaux déterminés par voie conventionnelle, parfois au niveau sectoriel (notamment, dans ce dernier cas, au nord de l’Europe, mais aussi en Autriche et en Italie). En comptant tous les pays relevant d’un régime « universel » (c’est-à-dire national) de salaire minimum, qu’il soit d’ordre légal ou conventionnel, on en obtient néanmoins 22 (dont l’Allemagne, à partir de 2015) sur 28.
Les deux graphiques qui suivent montrent que pour ces vingt-deux pays, les niveaux du salaire minimum (brut) sont fort différents. Bien sûr en termes absolus, ce qui tient largement aux niveaux de développement respectifs. Mais aussi lorsqu’on rapporte le salaire minimum au salaire médian, ce qui est une manière de tenir compte des inégalités de développement. La France est en haut de l’échelle (devancée par le Luxembourg, cas d’espèce, pour le niveau absolu). L’instauration du salaire minimum en Allemagne classe ce pays au bas du premier tiers des pays dotés des salaires minimaux les plus élevés (à proximité d’ailleurs du Royaume-Uni, que Tony Blair avait doté en 1999 d’un salaire minimum). L’Allemagne, le Royaume-Uni et quelques autres pourraient donner le la d’une convergence européenne, sans cependant sous-estimer la difficulté à entrainer des pays, notamment à l’est de l’Europe, dont la compétitivité reste assise sur le bas niveau général des salaires.
Salaire minimum brut national par heure en janvier 2014 (en euros)
** pour l’Allemagne, à partir du 1er janvier 2015.
Source : Schulten et WSI Minimum Wage Database, 2014
Salaire minimum en % du salaire médian des employés à temps plein
* pour l’Allemagne, sur la base d’un salaire minimum virtuel
de 8,50 € par heure
Source : Schulten et WSI Minimum Wage Database, 2014
S’il y a de telles différences entre pays, c’est aussi parce que la conception du salaire minimum n’est pas homogène. L’histoire française illustre bien d’ailleurs l’ambivalence du salaire minimum. De 1950 à 1970, le SMIG (salaire minimum inter-professionnel garanti) constituait un revenu minimal considéré comme dû à tout salarié apportant son travail à une entreprise et fixé en fonction du coût de la vie. Avec le SMIC (salaire minimum inter-professionnel de croissance), à partir de 1970, il s’est agi de disposer d’un instrument de politique salariale, permettant d’embarquer l’ensemble des salariés dans la dynamique de croissance. Aujourd’hui, avec l’extinction de la croissance et le durcissement des pressions compétitives, l’origine fait retour et tend à ramener le salaire minimum à l’état de minimum social. De fait, l’hétérogénéité européenne fraye d’autant plus la voie à cette tendance que, comme le remarque Schulten, le niveau du salaire minimum ne suffit pas, dans plusieurs pays, à protéger de la pauvreté. Disposer d’un SMEG (salaire minimum européen garanti), exprimé en proportion du salaire médian national à un niveau conforme aux vœux de la charte communautaire des droits sociaux fondamentaux (le droit à une rémunération équitable) serait donc déjà un progrès substantiel.
Quelle convergence ?
Des auteurs de la Fondation de Dublin pour l’amélioration des conditions de vie et de travail se sont livrés à l’exercice (Christine Aumayr Pintar et alii, Pay in Europe in the 21st century, Eurofound, 2014). Si un SMEG de 60% du salaire médian national était adopté, 16% des salariés européens, soit plus de 28 millions de travailleurs, en bénéficieraient. Ce pourcentage s’élèverait à 24% en Lituanie et… en Allemagne. Probablement, nombre de gouvernements seraient peu enthousiastes à l’idée d’une généralisation instantanée de cette norme « française ».
L’idée d’une convergence progressive tirée par le couple franco-allemand pourrait être à la fois plus réaliste et plus ambitieuse, si elle ne se contentait pas de viser une harmonisation du « salaire de subsistance » dans l’Europe du 21ème siècle mais contribuait à faire évoluer de conserve les pratiques nationales de négociation salariale et, ainsi, à neutraliser les distorsions que leurs différences peuvent infliger aux rapports de compétitivité entre pays membres.
C’est en effet une préoccupation syndicale de longue date. Le mouvement syndical européen a développé depuis longtemps des efforts en vue d’une meilleure coordination des négociations salariales en Europe, notamment dans certaines branches comme la métallurgie. La maturation de ces efforts a buté sur une série de questions difficiles : comment définir des principes de coordination répondant à plusieurs objectifs (contenir les risques de déflation salariale, gérer le rattrapage des pays européens à bas salaires, équilibrer la performance productive et la demande issue du revenu salarial) ? Comment définir des formules opérationnelles de coordination (en fonction des performances nationales ou sectorielles de productivité et de l’inflation) qui fassent à la fois sens et consensus ? Comment coordonner des acteurs sectoriels nationaux, sachant que la négociation de branche n’a pas la même portée d’un pays à l’autre et qu’elle s’inscrit dans des systèmes nationaux de négociation collective dont le degré de coordination reste très variable ?
Un obstacle majeur aux efforts syndicaux est l’hétérogénéité des systèmes et des niveaux des salaires minimas, a fortiori si l’on tient compte des taux de prélèvements sociaux pouvant affecter ces salaires. Une initiative politique franco-allemande en vue d’un mouvement de convergence progressive et raisonnée vers « un niveau de salaire horaire minimum décent pour toute personne ayant une activité », selon les termes du rapport de Pisani-Ferry et Enderlein, pourrait constituer un appui public bienvenu à ces efforts. Cette convergence éviterait de faire peser à l’excès la concurrence sur les bas salaires tout en reconnaissant aux acteurs sociaux la liberté contractuelle de détermination du niveau et de la structure des salaires au-delà du socle minimal ainsi harmonisé. Le slogan européen d’économie sociale de marché pourrait alors retrouver un peu de couleurs.
Jacky Fayolle