Les déséquilibres économiques dans la zone euro se résorbent-ils ?

Un large panel d’indicateurs macroéconomiques

Comme prévu dans le « semestre européen », la Commission européenne a publié le 28 novembre le quatrième Alert Mechanism Report (AMR) ainsi qu’une annexe chiffrée. La base des résultats de ce rapport conduira les travaux de la Commission sur les recommandations qui seront adressées en mars 2015 à chaque Etat de l’Union européenne afin de prévenir les risques macroéconomiques. Dans ce rapport, on trouve notamment un rappel des menaces qui pèsent sur la soutenabilité des dettes extérieures, privées et publiques des économies de la zone euro. Le poids de l’endettement de leurs agents contraint l’action des gouvernements et de la Banque centrale européenne dans leurs objectifs de réduction du chômage et de soutien de l’activité, dans un régime de monnaie unique qui rend les gains de compétitivité prix très coûteux à réaliser entre pays partageant cette devise.

Dans l’AMR, une liste de onze indicateurs macroéconomiques prioritaires est suivie ainsi que des seuils d’alerte afin d’établir des tables de scoring par pays et par année. Par rapport aux exigences communautaires qui existaient auparavant, l’existence de cette gamme élargie d’indicateurs répond plus finement au défi de faire progresser la zone euro en direction d’une zone monétaire optimale. Elle procure une vision élargie des déséquilibres macroéconomiques, sans les réduire à leur seule composante budgétaire. Le non-respect des seuils peut déclencher une procédure de déséquilibres excessifs et déboucher sur une amende. Parmi les indicateurs retenus, une moitié est affectée au suivi des fondamentaux internes, et l’autre moitié est affectée au suivi des fondamentaux externes.

Dans le volet  « domestique», on trouve :

(1)   Prix immobiliers (seuil de 6%, en glissement annuel)

(2)   Endettement du secteur privé (133 %PIB)

(3)   Endettement des administrations publiques (60%PIB)

(4)   Taux de chômage (10%, moyenne sur trois ans)

(5)   Flux de crédits au secteur privé (14 %PIB sur un an)

(6)   Passif total du secteur financier (16,5% PIB sur un an)

 

Dans le volet « extérieur et compétitivité », on trouve :

(1)   Coût unitaire nominal du travail sur trois ans (+9%, +12% hors zone euro)

(2)   Soldes courants (-4% à +6% du %PIB)

(3)   Position extérieure nette de l’investissement (-35% PIB) 

(4)   Taux de change réel effectif sur trois ans (+/-5%, +/-11% hors zone euro)

(5)    Part de marché mondiale à l’export sur 5 ans (-6%)

Les résultats de ce rapport appellent à une lecture globale : une lecture par indicateur ou par pays ne semble pas indiquée. En effet, parmi ces indicateurs, certains caractérisent des dérèglements tandis que d’autres en sont plutôt des indicateurs avancés : la cohérence macroéconomique et dynamique de leur lecture conjointe ne va pas de soi. Par ailleurs, cet ensemble d’indicateurs a le mérite de favoriser une prise en compte plus symétrique des déséquilibres affectant les différents pays : la position relative de chaque économie par rapport à ses partenaires est à prendre en compte dans la période très spécifique que traverse la zone euro. Par exemple, la chute récente des parts mondiales allemandes à l’export est à lire en tenant compte d’autres éléments : au niveau national, de la nécessaire réduction de ses excédents courants, et au niveau européen, du ralentissement du commerce intra-zone par rapport aux autres régions du monde et notamment émergentes.

Comptes extérieurs : le péril de la dette résiste à la réduction unilatérale des déficits

Le rééquilibrage des comptes courants des économies périphériques de la zone euro afin de redonner une trajectoire soutenable à leurs dettes extérieures est en bonne voie. Selon l’AMR, l’ensemble des pays répond désormais à la limite basse des seuils des comptes extérieurs. En revanche, certains pays présentent toutefois des excédents excessifs (Allemagne et Pays-Bas). Cette asymétrie s’explique par le fait que ce sont globalement les pays à forts déficits qui ont réduit leur besoin de financement par la réduction de leur demande domestique, menant au passage à des excédents de la zone euro vis-à-vis du reste du monde. Cette asymétrie n’est jamais facile à gérer : l’excès de dettes est bien davantage une vulnérabilité que l’excès de créances. Cette amélioration des comptes courants des pays en crise a permis de stabiliser (voire de réduire légèrement) leur niveau d’endettement extérieur, qui reste élevé et potentiellement dangereux pour la stabilité financière de la zone euro. La pérennité de ce rééquilibrage passe par une amélioration de leur capacité d’exportation, qui demande une adaptation de leur appareil industriel, et la pérennisation de leurs gains de compétitivité par des projets d’investissement judicieux. C’est pourquoi les économies concernées par une position extérieure dégradée doivent poursuivre leurs efforts afin de revenir en deçà d’une position extérieure nette négative de 35% du PIB.

Dans plusieurs de ces pays (Espagne, Irlande, Grèce), la brutalité des ajustements salariaux a accéléré la dépréciation de leurs taux de change réels, mesurés en termes de coûts salariaux unitaires comparés. Si les gains de compétitivité conséquents ont eu un impact positif sur leurs balances commerciales, la déflation salariale et budgétaire a pesé sur la demande interne. Les exportations suscitées par le commerce interne à la zone euro en ont été freinées, ce qui  explique largement les résultats médiocres de l’ensemble des économies membres en termes de parts de marché mondiales.

Dilemme domestique : résorber les dettes publiques et privées, favoriser le redémarrage de l’activité

L’endettement privé fut l’un des éléments moteurs des dérèglements économiques de la zone euro. Facilité par la baisse des taux d’intérêt, il a entretenu les divergences en matière d’inflation et de coûts salariaux dans les pays périphériques par rapport au reste de la zone euro. Durant le début des années 2000, il a fortement progressé, avant de ralentir à partir de 2008 (et même de reculer en Espagne) dans un contexte de croissance déprimée et de forte hausse de l’endettement public. La proportion de l’endettement privé dans un nombre important d’économies de la zone euro (Irlande, Pays-Bas, Espagne, Portugal, voire Belgique) est particulièrement préoccupante car il concerne à la fois les entreprises non financières et les ménages. La baisse de l’encours de crédit bancaire dans la plupart de ces pays a contribué au processus de désendettement privé, mais a été compensée par la dé(sin)flation et le ralentissement de
l’activité : rapportée à l’activité nominale, la dette est revalorisée même si elle se réduit en termes absolus. En raison de ce ralentissement des encours de crédit des banques, ainsi que l’amélioration de leurs ratios de fonds propres mis en lumière par les résultats de l’opération Asset Quality Review (les stress tests menés par la BCE), le rapport de la Commission juge les risques financiers en baisse sur le plan des passifs bancaires. Les grandes entreprises, qui recourent aux financements de marché et aux émissions obligataires, sont davantage en mesure de parer à ce retrait bancaire que les PME.

Concernant l’endettement des administrations, le niveau des dettes publiques et/ou leur trajectoire ces dernières années dans plusieurs pays de la zone euro (Italie, Espagne, Belgique, Grèce, Portugal, Irlande) ont contraint la Commission européenne à maintenir une ligne relativement stricte et de rééquilibrage budgétaire. Au niveau agrégé de la zone euro, malgré une pause en 2014, la réduction des déficits publics est plutôt en bonne voie.

Néanmoins, le ralentissement de l’activité au cours de 2014 a conduit la Commission à assouplir sa position. Sur le front de l’emploi, la situation demeure inquiétante malgré le repli récent du taux de chômage dans la zone euro. Chez les jeunes notamment, le nombre de personnes sans emploi demeure élevé, et la proportion de  de jeunes sans formation ni emploi progresse rapidement. Cette situation du marché du travail handicape la croissance potentielle en rognant la qualité du capital humain ; elle pèse sur la demande et l’inflation en freinant la progression des revenus des ménages. Les prix immobiliers notamment subissent dans les économies auparavant en proie à l’inflation immobilière une (sur)correction rapide (Espagne, Irlande), accentuée par la orosité de l’activité et les conditions d’octroi défavorables du crédit  bancaire. La France et la Belgique font sur ce point figure d’exception en demeurant largement au-dessus du niveau de prix immobiliers de 2000.

Point faible de l’Europe depuis 2008, l’investissement peut être la clé du redémarrage de l’activité. Sur ce point, la note de la Commission fait deux constats. (1) L’Europe doit investir plus. Le taux d’investissement a lourdement chuté depuis le début de la crise, notamment en Espagne, en Irlande en raison des exubérances immobilières qu’ils ont connues, mais aussi en Italie, en Grèce, au Portugal. La France (cela s’est dégradé depuis) et l’Allemagne (qui avait déjà un taux d’investissement faible) ont présenté en 2013 un taux d’investissement au même niveau qu’avant la crise. (2) L’Europe doit investir mieux. Ce ralentissement de la formation brute de capital fixe, combiné au ralentissement de la productivité globale des, facteurs pousse la Commission européenne à militer pour un investissement plus efficace, comme en témoigne le plan d’investissement de 315 milliards d’euros porté par son nouveau président Juncker, dont la réalité mise cependant sur un effet de levier encore hypothétique à partir des apports initiaux limités en provenance du budget européen, des Etats et de la Banque Européenne d’Investissement.

 


Clément Bouillet