Le passager clandestin français et le trou de souris européen
Comptes et mécomptes publics
A l’automne 2014, le paradoxe est frappant : depuis l’entrée en crise de la zone euro, en 2010, les dirigeants européens ont mis en place, dans l’improvisation et l’urgence, un ensemble de dispositifs contraignants, de portée juridique, pour encadrer, à court et moyen terme, les politiques nationales, en particulier la trajectoire des finances publiques. Mais la cohérence de ces dispositifs va si peu de soi qu’à l’automne 2014, dans un moment de brouillard conjoncturel et de renouvellement de la Commission européenne, elle se dissout devant la prédominance confirmée des marchandages entre la Commission et les gouvernements. A l’arrière-garde de la résorption des déficits publics, la France est l’archétype de cette propension au marchandage. A croire les prévisions d’automne de la Commission, seule la Croatie présente dans l’Union, à horizon 2016, un déficit public plus élevé en proportion du PIB. Le graphique 1 présente les évolutions de ce déficit pour l’Union et la zone euro, la France, l’Allemagne, parangon de vertu, et l’Espagne, pays de taille comparable passé par le martyre de l’ajustement.
La rigidité des déficits publics français échappe, désormais plus que tout autre pays, aux normes communautaires et le gouvernement argue de la souveraineté budgétaire pour légitimer cette exception. Pourtant les dispositifs mis en place ces dernières années avancent de fait vers une souveraineté davantage partagée: ce partage n’est donc pas politiquement assumé. Il n’est pas surprenant, dans ces conditions, que les ministres allemands des Finances et de l’Economie, Wolfgang Schäuble et Sigmar Gabriel, représentatifs de la grande coalition qui conduit leur gouvernement, aient adressé fin octobre à la Commission une lettre demandant une implication plus forte des instances politiques et sociales nationales dans le dialogue avec la Commission au cours du « semestre européen » (le cycle de coordination des politiques économiques) et un renforcement des obligations découlant des recommandations émises par la Commission au terme du cycle. Le respect des règles adoptées en commun appartient à la tradition ordolibérale allemande.
Tant que le financement des déficits publics français peut se faire à faible coût, quasiment indexé sur les taux obligataires allemands, le gouvernement français fait des économies sur la charge de la dette et relativise l’exposition aux sanctions communautaires. Curieusement, les règles communautaires, pourtant prolixes, se sont peu intéressées au solde constitué par le déficit primaire des administrations publiques, c’est-à-dire le déficit mesuré hors charges d’intérêt. Pourtant ce solde présente une objectivité comptable plus simple que l’insaisissable solde structurel, dépendant de perspectives de croissance potentielle que plus personne ne sait aujourd’hui solidement estimer. Sa mesure suppose simplement une honnête comptabilité publique et son interaction avec la dynamique de la dette obéit à une stricte équation comptable : pour que la dette publique soit stabilisée en proportion du PIB, le solde primaire doit être égal au produit de cette proportion par la différence entre le taux d’intérêt nominal de la dette et le taux de croissance nominal du PIB (le taux de croissance réel plus le taux d’inflation). Ainsi, pour que la dette française se stabilise à 100% du PIB (elle en est toute proche), avec une croissance réelle stabilisée sur un sentier de 1% l’an (ce n’est pas beaucoup mais c’est déjà çà), une inflation aussi à 1% (on résiste à la déflation) et un taux d’intérêt à 2%, qui est proche des conditions actuelles et qui égale donc la croissance nominale, il faut un solde primaire nul, à l’équilibre. Si l’on devait assister à une remontée des taux obligataires (ça peut arriver) ou à une déflation plus franche (ça peut aussi arriver), la stabilisation de la dette nécessiterait un excédent primaire, ce qui est évidemment plus exigeant. Si, en sens inverse, la manne d’une croissance plus forte tombait du ciel, la stabilisation de la dette serait compatible avec un certain déficit primaire.
Le graphique 2 montre que la rigidité, absolue et relative, du déficit public français est au moins autant marquée pour le déficit primaire et que, dans les conditions macroéconomiques qui prévalent (pas très lointaines des chiffres illustratifs précédents), elle n’est pas compatible avec la stabilisation de la dette. Celle-ci n’est pas un mal en soi, si elle est la contrepartie de l’accumulation d’actifs publics durables et utiles, mais son niveau excessif, malaisé à définir, expose à la volatilité financière et nourrit les rentes. Dans sa prévision d’automne, qui s’arrête en 2016, la Commission prévoit une nouvelle hausse de la dette publique française cette année-là, à… 99,8 % du PIB.
Cigales, fourmis et souris : le bestiaire européen
Tout cela serait moins préoccupant si la France présentait des performances de croissance et de chômage qui démontrent le soutien effectif de l’activité par le déficit public. De fait les chiffres français de déficit ne sont pas très différents des chiffres britanniques, mais le Royaume-Uni, qui dispose de l’autonomie monétaire, présente des évolutions de croissance et de chômage sensiblement plus favorables qu’en France. Le triplet constitué d’un déficit public rigide, d’un niveau d’activité médiocre, impropre à réduire le chômage, et d’un déficit chronique des échanges extérieurs indique que les producteurs français répondent mal à la demande interne et externe qui leur est potentiellement adressée, en dépit de la sous-utilisation de leurs capacités. Le graphique 3, qui présente le solde de la balance courante en proportion du PIB, montre de nouveau l’exception française: le déficit courant ne réagit guère à l’affaiblissement de l’activité. Normalement, le déficit extérieur est plutôt contra-cyclique : il se réduit en période de faible activité, celle-ci réduisant les importations et incitant à exporter dans le vaste monde pour mobiliser les capacités inutilisées. C’est bien d’ailleurs ce qui vient de se passer en Espagne.
Au vu de ce graphique, l’Allemagne peut bien sûr être incriminée de mercantilisme. Et l’apparition d’un excédent chronique de la balance courante depuis le début des années 2010, à l’échelle de la zone euro, constitue un symptôme d’insuffisance de la demande. La combinaison de cette insuffisance à l’échelle européenne et de carences de l’offre productive spécifiques à la France est désormais bien identifiée, mais la logique de cette combinaison débouche sur une aporie politique : il n’existe pas aujourd’hui une coordination de politiques nationales habilement différenciées, qui soit en mesure de dénouer cette contradiction. Chacun exige le premier pas de l’autre : la France reproche à l’Allemagne, qui y vient néanmoins mollement, son manque d’entrain pour la relance des investissements, alors qu’elle pourrait trouver là son compte pour investir judicieusement son abondante épargne ; l’Allemagne reproche à la France son incapacité à gérer sérieusement ses budgets publics et à promouvoir des réformes structurelles réellement efficaces. Ce pas de deux est devenu répétitif et stérile.
L’audace quantitative accrue de la BCE conforte le bas niveau des taux d’intérêt et concourt à alléger ainsi le fardeau de la dette ; elle ne suffit pas à libérer l’investissement dans un contexte où la priorité au désendettement, privé comme public, l’emporte, sans que ce désendettement soit aisé à mener à bien. L’annonce d’une relance d’ampleur par les investissements en Europe, à la fois ciblée sur des projets communs et proportionnée aux besoins nationaux, est sans doute une bonne voie de sortie de l’impasse actuelle, mais, pour l’instant, ce n’est qu’une esquisse. Le FMI consacre un chapitre de ses Perspectives économiques mondiales d’automne à analyser les bienfaits de l’investissement public, couplé aux efforts d’éducation et aux politiques actives du marché du travail. Dans une situation où l’aversion privée au risque productif a grandi avec la crise et où la réallocation des investissements (vers la transition énergétique et écologique notamment) en est rendue d’autant plus difficile, l’intervention publique a un rôle majeur à jouer. Si l’ajustement budgétaire généralisé et indiscriminé paralyse cette intervention, la stagnation et le chômage restent la perspective.
En l’absence d’une coordination communautaire offensive, la voie est étroite pour le passager clandestin ou free rider français, qui bénéficie de faibles taux d’intérêt davantage associés à l’accalmie financière en Europe et aux vertus du partenaire allemand qu’aux siennes propres : passera-t-il sans dommage par le trou de souris permettant, dans une situation durable de faible croissance à penchant déflationniste, de dégager enfin une trajectoire crédible de maîtrise progressive des finances et des dettes publiques ? Le programme de stabilité communiqué par le gouvernement français en avril à la Commission est devenu obsolète en six mois ; l’atteinte du pic de la dette publique, en proportion du PIB, est repoussée d’année en année et la Commission doute, comme bien d’autres analystes, du réveil de la croissance française. Le prochain semestre européen sera une nouvelle épreuve pour la France.
Cette mise à l’épreuve porte sur l’ensemble des accords sociaux et des réformes politiques intervenus au cours des dernières années, au cours de ce quinquennat mais aussi du précédent. Les économies de dépenses publiques ont bien du mal à s’émanciper de la pratique du rabot pour entrer dans un redéploiement intelligemment arbitré et évalué ; les allers et retours sur la fiscalité ont désarçonné les ménages comme les entreprises, contribuant à leur attentisme, en dépit des baisses d’impôt aujourd’hui annoncées pour les ménages aux revenus modestes ; le CICE et le pacte de responsabilité passent difficilement de l’état d’usines à gaz savamment construites sur le papier à celui de dispositifs d’incitation efficace à des négociations et des accords décentralisés. L’OCDE crédite ces dispositifs d’une capacité d’influence positive sur la croissance nationale (0,4 point de croissance supplémentaire par an sur les 10 ans à venir) mais visiblement, les acteurs économiques, spécialement les entreprises, anticipent moins aisément les bénéfices de ces dispositifs que les modèles de l’organisation internationale. C’est peut-être le nœud de la question : les anticipations des acteurs ne sont sans doute pas rationnelles, mais elles portent la marque de la défiance qui hante aujourd’hui la société française. Et ce n’est pas seulement, ni même sans doute principalement, une question économique.
Graphique 1. Le besoin de financement des administrations publiques
Graphique 2. Le besoin de financement primaire des administrations publiques
(hors charges d’intérêt)
Graphique 3. La balance des transactions courantes
Source : Prévisions de la Commission Européenne, Base Ameco
Légende : un signe négatif indique un déficit des administrations publiques ou une balance courante déficitaire. Les chiffres 2014 à 2016 sont prévisionnels.
Jacky Fayolle