Rendre la nature économiquement visible

Selon l’Etude de l’Economie des écosystèmes et de la biodiversité (TEEB), la sous-estimation systématique voire l’absence totale de prise en compte des apports environnementaux dans la vie économique contribuerait fortement à la dégradation continue des écosystèmes. TEEB est une initiative inspirée par le rapport Stern sur le changement climatique et proposée en 2007 par la Commission Européenne et par le ministère de l’environnement allemand. Elle a été lancée par les pays du G8+5 suite à la rencontre à Potsdam de leurs ministères de l’environnement. Actuellement, TEEB bénéficie également du soutien du Programme des Nations-Unies pour l’environnement (PNUE). Avec l’idée que ce qui n’est pas mesuré ne peut être géré, elle propose une évaluation économique explicite des apports environnementaux pour en tenir compte dans les décisions économiques. L’objectif est d’évaluer ensuite l’impact des actions humaines sur la pérennité des ressources naturelles dans le but de comparer des scénarios alternatifs et d’éclairer les choix des acteurs économiques, publics et sociaux. Sans résoudre tous les problèmes, ce serait un “outil permettant de procéder à un recalibrage de la boussole économique défectueuse qui nous a menés à des décisions préjudiciables à la fois à notre bien-être actuel et à celui des générations futures “.

Calculer la valeur économique de l’environnement 

Dans la perspective de TEEB, les écosystèmes et la biodiversité (capital naturel) sont considérés comme des sources de services pour la société. Les « services écosystémiques » représentent les contributions directes et indirectes des écosystèmes au bien-être humain. Ainsi, c’est leur utilité pour les hommes qui est valorisée et évaluée. Très orientée vers les choix alternatifs de gestion environnementale, l’approche se focalise sur la comparaison de la valeur des flux (services écosystémiques) en fonction de différents changements marginaux de l’influence humaine.

S’appuyant sur la classification établie par le projet Evaluation des écosystèmes pour le Millénaire, TEEB distingue quatre catégories de services écosystémiques: services d’approvisionnement (exemples : eau douce, matières premières), services de régulation (pollinisation, maintien de la fertilité du sol, régulation climatique), services culturels (activités récréatives, tourisme) et services d’habitat (habitat des espèces, maintien de la diversité génétique). La « valeur économique totale » d’un écosystème correspond à l’ensemble des valorisations actualisées de chacun des services fournis par le capital naturel dans le présent et dans le futur. Elle a deux composantes principales, la valeur d’usage et la valeur hors-consommation. La valeur d’usage d’un service écosystémique regroupe plusieurs éléments :

  • le bénéfice direct de l’utilisation humaine des écosystèmes (valeur d’usage direct) qu’il soit lié à une consommation (cultures agricoles, élevage) ou non (loisirs, recherche, éducation) ;
  • les bénéfices indirects du fonctionnement des écosystèmes (valeur d’usage indirect), tels que la fertilité des sols, la purification de l’eau, souvent liés aux services de régulation ;
  • l’importance attribuée à la préservation de l’écosystème pour des utilisations futures connues et nouvelles (valeur d’option ou de quasi-option).

L’approche tient également compte de la valeur hors consommation des écosystèmes qui n’est pas liée à un usage, mais à la satisfaction des individus découlant du fait de savoir que les générations futures pourront bénéficier aussi des services écosystémiques (considérations d’équité intergénérationnelle), que d’autres personnes de la génération présente pourront en profiter (équité intragénérationnelle) ou simplement que les écosystèmes ont été préservés.

 Rendre la nature économiquement visible

 

Source: TEEB (2010) L’Économie des écosystèmes et de la biodiversité : Intégration

de l’Économie de la nature.

Différentes méthodes peuvent être mobilisées pour estimer chaque type de valeur d’un service écosystémique. Ces méthodes, fondées sur la révélation des préférences, se classent dans trois groupes :

  • Les méthodes directes de marché se basent sur des données réelles des marchés et sont censées refléter ainsi les préférences ou les coûts réels pour les individus. Leur précision dépend fortement de l’existence de marchés sans distorsions.
    • Les techniques des préférences révélées reposent sur l’observation des choix individuels sur les marchés existants liés au service écosystémique évalué. Les préférences pour le service sont induites de ces observations. Même si des marchés appropriés existent, une limite importante de cette méthode provient des hypothèses sous-jacentes qui sont faites sur le lien entre le comportement des agents réellement observé et la valeur du service déduite.
    • L’approche des préférences déclarées met les individus devant des scénarios hypothétiques de changements de l’écosystème et recueille leurs affirmations quant à leur volonté à préserver celui-ci. Le problème central de cette méthode est la divergence entre les réponses en situation hypothétique et les comportements réels des individus.

Le choix de la méthode dépend des caractéristiques de l’écosystème ainsi que du contexte social, culturel et économique. Présentant chacune des limites importantes, TEEB recommande d’en mobiliser plusieurs pour pallier leurs faiblesses. L’évaluation des services écosystémiques est d’autant plus complexe que leur valeur n’est pas uniquement de nature économique mais contient également des dimensions écologique et socio-culturelle, qui ne peuvent être exprimées qu’imparfaitement en termes monétaires.

Limites et controverses

Les limites des méthodes d’estimation de la valeur d’un écosystème ne représentent que le volet technique de l’incertitude dans ces évaluations. L’évaluation économique des écosystèmes est sujette également à l’incertitude liée à la méconnaissance du fonctionnement des écosystèmes et des préférences humaines. De plus, ces évaluations sont fortement contextualisées. Elles reflètent une situation présente et tout changement dans les conditions socio-économiques (préférences, distribution des revenus et des richesses, état de l’environnement, techniques productives etc.) les modifiera. Elles ont également un caractère très localisé et les tentatives de transposition des résultats d’un système à un autre présentent des risques d’approximations importantes. Développées pour les économies de marché établies, leur utilisation dans les pays en développement est problématique. La valorisation monétaire atteint ses limites également lorsque l’écosystème se rapproche des seuils critiques de changements écologiques irréversibles et difficiles à anticiper. La résilience des écosystèmes, qui leur permet de se régénérer suite à des chocs et de continuer à fournir les services écosystémiques, a également une valeur assurantielle.

Au-delà de ces aspects, le fondement de l’économie des écosystèmes est également l’objet de controverses. TEEB adopte une perspective utilitariste et anthropocentrique de la valeur des ressources naturelles qui dépend du consentement des agents à payer pour les services écosystémiques ou à accepter le changement. L’enjeu de l’identification des parties prenantes, du choix de leurs représentants et de leur poids respectifs devient ainsi essentiel dans l’estimation. La possibilité de ramener tous les aspects de la valeur d’un écosystème à une mesure monétaire unique est questionnée. Les valeurs économique, écologique et socio-culturelle des services écosystémiques peuvent être considérées comme incommensurables. De même, la valeur intrinsèque de l’environnement n’est pas incluse dans l’évaluation. TEEB reconnaît cette pluralité des valeurs et le fait qu’il peut être inutile voire contreproductif de réaliser des évaluations monétaires. La question du taux d’actualisation à utiliser est également majeure : comment calculer ce qu’il faudrait laisser aux générations futures ? Ce point a été déjà soulevé par le rapport Stern qui a appliqué un taux d’actualisation assez faible, un choix qui a fait l’objet de controverses.

Une autre question a aussi été posée : à quel point une telle valorisation économique est-elle souhaitable ? L’application de la méthodologie de TEEB entraîne le risque de se focaliser de façon excessive sur la pérennité des services écosystémiques et, certains éléments naturels étant perçus comme substituables de ce point de vue, de ne pas suffire à prévenir la perte d’espèces. Ainsi, si tenir compte des coûts des services écosystémiques peut se révéler un outil utile de conciliation des activités humaines et l’environnement naturel (dans l’esprit d’internalisation des externalités), la transformation de la nature en biens commercialisables qui en résulte, ne doit pas perdre de vue son objectif premier, ma production environnementale.


Milena Gradeva