Régimes allégés : quel impact attendre sur l’emploi ?

Vingt ans d’allègements

La mission du Sénat met en ligne ses travaux, ce qui permet de dégager à la fois les zones de consensus et les divergences. Un consensus existe pour dire que les vagues d’allègements de cotisations sociales intervenues depuis leur inauguration en 1993, au nom de la protection de l’emploi peu qualifié, ont été à l’origine de la création ou de la sauvegarde d’une quantité significative d’emplois. Si, hypothèse d’école, on supprimait d’un coup ces allègements, on pourrait craindre la disparition de 500000 à 1 million d’emplois : la fourchette est suffisamment large pour recouvrir des évaluations différenciées de l’impact de ces allègements, souvent associés à d’autres dispositifs (comme, à la fin des années 1990, la réduction du temps de travail puis  la réunification consécutive des différentes garanties mensuelles de salaires en un Smic unique, qui a donné naissance aux allègements dits Fillon, dégressifs jusqu’à 1,6 Smic).

Le coût pour les finances publiques est élevé : un coût brut annuel de 20 milliards d’euros (1% du PIB) d’allègements Fillon auxquels il faut rajouter 2,7 Mrds d’exonérations sur les heures supplémentaires, en voie d’extinction, et 4,5 Mrds d’allègements spécifiques (alternance,  contrats aidés, zones franches et rurales, emplois à domicile). Ce coût global apparait, une fois rapporté aux emplois sauvegardés, relativement modeste : un coût brut annuel de 20000 à 40000 euros par emploi, et moitié moins en termes nets compte tenu des économies de dépenses sociales et des recettes de prélèvements que rapporte un emploi. Mais, comme le note Jacques Freyssinet dans son audition, si le coût global est élevé, c’est parce qu’il faut « arroser très large »: les allègements sur les bas salaires se répartissent sur une population de plus de 10 millions de salariés. Ce qui conduit d’autres économistes à prôner un resserrement résolu des allègements à proximité immédiate du SMIC, pour maximiser l’impact sur l’emploi. Le Crédit d’Impôt Compétitivité Emploi (CICE) et les mesures du Pacte de responsabilité et de solidarité ajoutent une nouvelle couche à cette histoire de vingt ans. Ce qui pose la question de la cohérence et de l’efficacité du dispositif d’ensemble.

Un marché du travail en situation de dépendance

Une certaine schizophrénie collective, traduisant la difficulté d’un équilibre satisfaisant entre quantité et qualité des emplois, est héritée de ces deux décades d’abonnement aux allègements, intégrées comme une donnée dans la gestion des entreprises :

– d’un côté, c’est à la fois  un mode relativement low cost de réponse à l’urgence récurrente du chômage des personnes peu qualifiées et une voie de garage pour améliorer la qualité de la spécialisation productive puisqu’elle incite les entreprises à conserver une structure des postes de travail sollicitant des qualifications modestes.

–  de l’autre côté, s’il faut davantage viser l’amélioration de la compétitivité des secteurs exposés à la concurrence internationale par des allégements répartis sur une large échelle salariale, le financement de la protection sociale s’en trouvera structurellement affecté, avec le risque que cette protection  devienne directement conditionnée par la contrainte de compétitivité. Ce sont les principes mêmes d’organisation de la protection sociale qui sont alors en jeu, ce qui conduit le Haut Conseil de Financement de la Protection Sociale (HCFPS) à explorer, dans un point d’étape, une éventuelle évolution vers une progressivité explicite des cotisations sociales et/ou de la CSG.

 

Le CICE et les mesures du Pacte de responsabilité inaugurent une nouvelle vague d’allègements qui empile déjà différents dispositifs : le principe de base du CICE est simple (un taux d’allègement de 6% jusqu’à 2,5 smic) et peu discriminant en fonction de l’exposition à la concurrence ; le Pacte entend combiner la suppression des cotisations Urssaf au niveau du Smic (hors cotisations chômage) et la réduction des cotisations familles jusqu’à 3,5 Smic. Le tout représenterait un coût brut de 30 Mrds, ce qui amplifie considérablement le dispositif existant et fait craindre un effet de rendement décroissant pour l’emploi, perceptible dans les projections gouvernementales (cf. Pacte de responsabilité et de solidarité : l’équation reste floue). Cette « dévaluation socio-fiscale » se veut plus qu’un fusil à un coup, mais il n’est pas acquis, dans les circonstances actuelles, qu’elle impulse le développement des capacités humaines et productives des entreprises au travers de la négociation décentralisée de leurs engagements.

La politique d’allègements repose sur une représentation du marché du travail, sans doute pas fausse mais en tout cas partielle : l’élasticité de la demande de travail par les entreprises à son coût (quelle variation en % de l’emploi pour 1% de réduction du coût) est estimée d’autant plus forte qu’on est à proximité du SMIC (une élasticité de l’ordre de 1, voire plus sur certains segments précis du marché du travail, si on en croit un travail récent de Pierre Cahuc et Stéphane Carcillo, dont l’extrapolation au-delà de ces segments apparait téméraire) ; cette élasticité décroit ensuite en fonction du niveau de salaire, si bien que l’élasticité moyenne est estimée à 0,5. Si on s’en tient  à cette vision, le jeu de scénarios proposés par le point d’étape du HCFPS fournit une fourchette assez raisonnable de l’impact à escompter de nouveaux allègements et incite à les concentrer encore au voisinage du SMIC.

La prise en compte du mouvement de polarisation à l’œuvre sur le marché du travail complète et modifie cette vision classique. La polarisation désigne l’évolution de la structure des emplois, d’une part au détriment des emplois ouvriers et employés de qualification intermédiaire, moyennement rémunérés, vulnérables à l’automatisation et aux délocalisations et, d’autre part, en faveur des emplois très qualifiés mais aussi d’emplois élémentaires peu automatisables (services à la personne, sécurité,…). Si les allègements ont eu, pour le maintien de l’emploi peu qualifié, un succès quantitatif (incontestable, même s’il reste difficile à estimer) et si la transition de l’emploi de qualité médiocre vers un meilleur emploi est difficile (ce qui est avéré dans le cas français), la dépendance de la structure des emplois et des activités envers les allègements a contribué à l’enfermement de l’économie française dans une trajectoire sous-compétitive, trop centrée sur des services à faible valeur ajoutée. Elle a renforcé à l’excès la polarisation des emplois. Outre le calibrage des allègements, c’est leur usage pour le développement des compétences humaines et des capacités productives qui fait problème. Cette question est au cœur des engagements espérés de la part des entreprises pour  donner vie aux mesures récentes.

Que faire du CICE ?

Simple dans son principe de base, l’impact attendu du CICE passe par un effet d’anticipation de ses bénéfices, puisqu’il y a un délai entre l’annonce du dispositif et sa matérialisation comptable. Les entreprises peuvent certes recourir, pour mobiliser sans délai ces bénéfices, au préfinancement auprès d’organismes habilités (fin 2013, 11314 dossiers de préfinancement auprès de Bpifrance, pour un montant global de 1,4 Mrds avec une domination, en nombre, de petits dossiers inférieurs à 25000 euros, selon le comité de suivi du CICE). Ce sont principalement des PME confrontées à des contraintes de trésorerie qui recourent au préfinancement, lequel est pour elles un coup de pouce appréciable. Au-delà du recours limité au préfinancement, force est de considérer que l’effet d’anticipation n’a guère joué si on en juge par l’évolution de l’emploi et des investissements depuis l’annonce du CICE. Les incertitudes conjoncturelles pèsent lourd et les entreprises privilégient l’attentisme : c’est un constat qui provient aussi bien des experts de terrain que de l’enquête réalisée par l’INSEE début 2014 auprès de 8000 entreprises de l’industrie et des services et résumée dans sa note de conjoncture de mars 2014. Une majorité d’entreprises souhaiterait utiliser le CICE pour embaucher et investir, mais le passage à l’acte apparait conditionné par la préexistence de projets solides d’investissement et par la consolidation de la reprise. Le CICE peut jouer comme facteur d’accompagnement de projets consistants, il ne peut en être déclencheur. Cette situation incitera évidemment les pouvoirs publics à s’interroger, comme le fait le HCFPS, sur la pérennité du CICE ou son rapprochement avec le dispositif général d’allègements.

Elle incite aussi à mobiliser sans retard et sans réticence l’information-consultation sur l’usage du CICE au sein des entreprises (qui, à partir de 2014, doit avoir lieu devant le comité d’entreprise avant le 1er juillet de chaque année). Cette procédure ne devrait pas être conçue comme une corvée mais comme le moyen d’activer une anticipation partagée au sein de l’entreprise et d’impulser la négociation de ses engagements sur le développement des capacités humaines et productives, en contrepartie des allègements dont elle bénéficie. Il est souhaitable que cette négociation décloisonne les domaines en jeu (emploi, rémunérations, formation, compétences, investissements), de manière à être en prise réelle sur les choix stratégiques. Elle doit aussi bénéficier d’une mise à disposition suffisamment outillée de la Base de données économiques et sociales, afin d’éclairer sur les ressources mobilisables (travail, capital), sur l’efficacité de leur usage et la pertinence de leur rémunération, et donc sur les marges de développement que peut mobiliser l’entreprise.


Jacky Fayolle