Quand le gel des seuils sociaux suscite des doutes

Le ministre du Travail a annoncé, dans une interview, un gel des seuils sociaux : « Gardons le principe des seuils, à dix pour créer des délégués du personnel, et à cinquante pour le comité d’entreprise, mais suspendons leur enclenchement durant trois ans. Si cela crée de l’emploi, tant mieux, sinon, on remettra les seuils en vigueur ». Les seuils sociaux font référence aux obligations légales supplémentaires que les entreprises doivent satisfaire lorsque leur effectif dépasse les seuils de 11, 20 et 50 salariés. L’effectif de l’entreprise est déterminé en équivalent temps plein (plus de précisions ici). Ces obligations concernent de nombreux domaines : la représentation du personnel, les procédures de licenciement, le financement de certaines actions sociales (transport, formation), la participation financière et la prime dividendes, etc. (voir annexe ci-dessous). Le ministre a annoncé un gel des obligations relatives à la représentation du personnel. L’exigence de dialogue social ne devrait-elle pas prévaloir sur ce type d’expérimentations ? D’autres obligations sont-elles également visées ?

Le coût des règlementations supplémentaires est estimé à 4% de la masse salariale depuis le rapport de la Commission pour la libération de la croissance française (CLCF), sans que l’on sache ce qu’il recouvre exactement, ni comment il a été calculé. Le gel (ou la suppression) des seuils vise à réduire ce coût. Cette réduction peut prendre différentes formes :

– une suppression du seuil (mêmes obligations au-dessus du seuil qu’en dessous)

– un relèvement des seuils en translatant les obligations supplémentaires ou en les redéfinissant

– un lissage, en particulier pour les contributions sociales.

Le gouvernement prévoit un gel des seuils, mais ne semble pas avoir de projet, immédiat ou déclaré, de suppression ultérieure. En 2008, la CLCF avait proposé un doublement pour trois ans des seuils de 10 et 50 salariés, en les faisant passer respectivement à 20 et à 100, le temps de simplifier l’ensemble des obligations supplémentaires résultant du simple franchissement des seuils de 10 et 50 salariés, et d’instaurer une représentation unique du personnel dans toutes les PME de moins de 250 salariés (sous la forme d’un conseil d’entreprise exerçant les fonctions du comité d’entreprise, des délégués du personnel (DP), des délégués syndicaux et du comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail). Actuellement, les employeurs des entreprises de 50 à 199 salariés peuvent déjà opter pour une délégation unique du personnel (DUP), mais il leur faut, au préalable, consulter les DP. Ce qui suppose qu’il y ait déjà des représentants du personnel et un CE (sous réserve qu’il y ait eu des candidats à ce mandat).

La loi de modernisation de l’économie du 4 août 2008 a opté pour une approche différente. Elle a mis en œuvre un dispositif partiel de suppression des seuils consistant à lisser certaines contributions sociales et les exonérations de cotisations sociales, mais n’a pas touché aux obligations relatives à la représentation du personnel (plus de précisions ici). Ce dispositif expérimental s’est appliqué aux entreprises dont les effectifs ont dépassé les seuils de 2008 à 2010. Il devait ensuite être évalué. Il n’en a rien été.

Les effets de seuil existent-ils ?

Les partisans d’un assouplissement, ou d’une suppression, des seuils sociaux soutiennent que leur coût et leur lourdeur administrative sont une entrave au développement des entreprises et à l’augmentation des effectifs. Ils soulignent que le nombre d’entreprises juste en-dessous des seuils est supérieur à celui juste au-dessus. Le 13 janvier 2014, lors du lancement de la campagne du Medef « un million d’emplois en cinq ans », son président a ainsi déclaré : « Il y a deux fois plus de sociétés à 49 salariés qu’à 50, et ce, à cause de toutes les obligations supplémentaires qui pèsent sur les entreprises une fois qu’elles ont dépassé ce seuil ».

Cette affirmation doit pour le moins être nuancée car elle dépend en réalité de la source utilisée. Les annexes aux déclarations fiscales collectées par la Direction générale des finances publiques montrent en effet une chute de la proportion des entreprises ayant augmenté leurs effectifs juste en-dessous des seuils de 10, 20 et 50 salariés, ce qui accréditerait le sentiment de crainte de franchir ces seuils. Ce n’est en revanche pas le cas des déclarations annuelles de données sociales (DADS), comme l’ont montré Nila Ceci-Renaud et Paul-Antoine Chevalier (graphique ci-dessous). De même, après un examen détaillé de la distribution des effectifs autour de chaque seuil, ils ont souligné que l’effectif issu des données fiscales est particulièrement faible relativement à celui résultant des DADS pour les entreprises qui ont déclaré 9, 19 ou 49 salariés (voir ici).

Proportion d’entreprises ayant augmenté leurs effectifs entre 2005 et 2006

Quand le gel des seuils sociaux suscite des doutes
Lecture : selon les données fiscales, 27,5% des entreprises qui avaient 19 salariés en 2005 ont augmenté leurs effectifs entre 2005 et 2006, contre 35,8% des entreprises qui avaient 20 salariés.

Source : Insee Analyses, n°2, décembre 2011

Ces écarts entre sources peuvent s’expliquer par des comportements de sous-déclaration : certaines entreprises ayant un effectif légèrement supérieur aux seuils le déclareraient juste en dessous dans les données fiscales, ce qu’elles ne pourraient pas faire dans les DADS du fait des contrôles administratifs et des enjeux en termes de droits pour les salariés. C’est pourquoi les DADS constituent la source la plus fiable et la plus complète (plus de précisions ici). Ces entreprises sous-déclarantes tireraient ainsi vers le bas l’effectif juste en dessous des seuils issu des données fiscales relativement à celui résultant des DADS.

Par ailleurs, l’enquête réponse 2011 de la DARES amène à relativiser l’urgence de relever ou de supprimer les seuils, au moins en ce qui concerne les obligations relatives à la représentation du personnel, dans la mesure où elle révèle un contexte d’affaiblissement de cette dernière. Elle montre un recul de l’implantation des comités d’établissement ou d’entreprise : 28% des établissements de 20 salariés ou plus déclarent la présence d’un CE contre 34% six ans auparavant. Cette baisse est plus importante dans les établissements d’au moins 50 salariés.

Suppression des effets de seuil : des effets modérés sur la répartition des entreprises par taille

Nila Ceci-Renaud et Paul-Antoine Chevalier ont étudié les effets à partir des données fiscales, ce qui a pour conséquence de majorer les effets de seuil. Leur démarche consiste à mettre en évidence la répartition des entreprises par taille si ces effets étaient éliminés. Ils utilisent pour cela des probabilités de transition entre les différentes catégories d’effectifs, puis lissent les probabilités observées de part et d’autres des seuils pour reconstituer ce que seraient ces transitions en l’absence d’effets de seuil. Les résultats font apparaître une baisse de 0,4 point de la proportion d’entreprises de moins de 10 salariés. En contrepartie, la proportion d’entreprises entre 10 et 19 salariés augmenterait de 0,2 point et la proportion d’entreprises entre 20 et 49 salariés de 0,12 point.

Effet d’un lissage des seuils sur la répartition des entreprises par taille

Quand le gel des seuils sociaux suscite des doutes

En se basant sur la répartition des entreprises par taille, l’IFRAP en conclut que 22 500 entreprises changeraient de classe d’effectif dans le cas où les seuils sociaux n’existeraient pas. Il évalue ensuite pour chaque classe d’effectifs le nombre d’entreprises susceptibles de passer à la classe supérieure. Puis, pour estimer l’impact sur l’emploi, il fait deux hypothèses :

– Premièrement, une entreprise qui change de classe passe, en termes d’effectifs de la moyenne du quartile supérieur à la moyenne du quartile inférieur de la classe suivante. L’IFRAP donne alors l’exemple des entreprises de la classe 0-9 salariés. Celles du quartile supérieur ont en moyenne 6,7 salariés. Sans effets de seuil, elles créeraient 3,8 emplois. Soit plus de 50% d’accroissement des effectifs. C’est peu crédible.

– Deuxièmement, une entreprise qui change de classe de taille passe de la moyenne du décile supérieur à la moyenne du décile inférieur de la classe suivante. Sous réserve que les effets de seuil existent, cette hypothèse semble plus réaliste.

Mais le papier ne donne pas plus de détails. L’IFRAP en conclut que « le nombre de créations d’emplois qu’empêche la présence de seuils sociaux est compris entre 70 000 et 140 000 salariés ». Sans autre précision, on peut supposer que le chiffre de 70 000 résulte de la deuxième hypothèse. La notion d’« absence d’effets de seuil » utilisée par Nila Ceci-Renaud et Paul-Antoine Chevalier, reprise par l’IFRAP, désigne une « absence de discontinuité dans la législation ». S’il est possible de lisser certaines obligations supplémentaires (cf LME 2008), en revanche, d’autres, notamment celles relatives à la représentation du personnel, devront être supprimées. Cette éventualité n’est généralement pas envisagée, pas même par les détracteurs des effets de seuil, qui, la plupart du temps, proposent d’autres règles de représentation liées à la taille, et donc, d’autres seuils. Sans supprimer d’obligations, l’impact de l’absence de seuils sur l’emploi serait donc réduit. Dans ces conditions, un gel se révèle peu pertinent. D’autant qu’il met en évidence une contradiction : comment mettre en œuvre le pacte de responsabilité, et les négociations qu’il est censé entraîner, dans un contexte d’affaiblissement des représentants des salariés ?

Annexe 

Quand le gel des seuils sociaux suscite des doutes

  Source : Nila Ceci-Renaud et Paul-Antoine Chevalier (2010)


Antoine Rémond