Micro- et macro-économie du Pacte de responsabilité

La macroéconomie ne se prête pas aisément au marchandage

La controverse entre tenants de la politique de l’offre et tenants de la politique de la demande n’est pas toujours éclairante. Dans une économie fermée  – c’est-à-dire aujourd’hui à l’échelle du monde – Keynes a raison contre Say : le fonctionnement des marchés n’assure pas automatiquement l’absorption de l’offre par une demande effective suffisante. Dans une économie ouverte de taille moyenne comme la France, la demande effective n’est pas indépendante de la compétitivité de l’offre, qui conditionne ses parts de marché au sein d’une demande mondiale en expansion. Si les capacités de production nationales sont faiblement utilisées, comme c’est aujourd’hui le cas, cette faiblesse peut relever d’une insuffisance de la demande qui leur est adressée mais aussi d’un manque de compétitivité ou de rentabilité de l’offre, qui détourne la demande vers d’autres producteurs. Ce phénomène – la conjonction de capacités à la fois sous-utilisées et insuffisamment rentables – s’est déjà produit à la fin des années 1970 et au début des années 1980 (cf. J.Fayolle, Capital et capacités de production dans l’industrie, Economie et Statistique, n°136, 1981). Il contribue à expliquer la mise en échec de la politique de relance de 1981 et le retournement de 1983 en direction de la « rigueur » et de la désinflation, qui ne fut pas qu’une parenthèse.

Certains économistes tentent, un peu audacieusement, une lecture keynésienne du choc d’offre assumé par François Hollande : à supposer que les dépenses publiques restent sur la pente déjà annoncée avant le lancement du Pacte (50 milliards d’économies de 2015 à 2017), la baisse de cotisations sociales supportées par les entreprises induira un supplément de demande effective si elle se traduit par une progression de leurs parts de marché et un relèvement de leur effort d’investissement (la pondération entre les deux dépendant de l’arbitrage entre baisse des prix et hausse  des marges). L’impulsion donnée à l’investissement serait financée par une dépense fiscale nette et, si la croissance en bénéficie, aussi bien côté offre que demande, la poursuite de la résorption des déficits publics s’en trouverait consolidée. C’est la lecture que proposent Xavier Timbeaud, de l’OFCE (Important changement de cap à l’Elysée : la priorité n’est plus accordée à l’austérité) ainsi que Pierre-Olivier Gourinchas et Philippe Martin (François Hollande, super-keynésien ! Derrière le choc d’offre, une politique de relance). Cette lecture reste spéculative tant que le mode de financement du Pacte n’est pas précisément spécifié.

L’appareil de production français a vieilli, répond mal à la demande aussi bien interne qu’externe, et la relance de l’investissement est en effet un besoin. A condition de ne pas dissocier la modernisation des équipements matériels d’un investissement social plus que jamais nécessaire dans les compétences humaines, comme le souligne avec vigueur Bruno Palier, dans un rapport du CESE adopté à l’unanimité par sa section des affaires sociales. Les responsables gouvernementaux sont cependant suffisamment sceptiques à l’égard de la conversion spontanée de la dépense fiscale en investissement supplémentaire pour qu’ils appellent le patronat à s’engager dans la mise en œuvre de contreparties « claires, précises, mesurables et vérifiables » à l’allègement pérenne de cotisations dont les entreprises vont bénéficier : créations d’emploi, notamment en direction des jeunes et des seniors ; amélioration de la qualité des emplois, notamment par la formation ; investissements et relocalisations dans les territoires. Il s’agit donc de peser sur des décisions de nature microéconomique, ce qui est autrement plus exigeant que l’annonce à la volée, par le Medef, d’un million d’emplois créés en cinq ans ou la surenchère d’Arnaud Montebourg, lorsqu’il exige une contrepartie minimale de 1,65 million d’emplois, permettant à horizon de cinq ans de faire baisser le taux de chômage de 2 à 3 points.

Vers une conditionnalité décentralisée

Que les entreprises françaises satisfassent mieux la demande, interne et externe, qui leur est potentiellement adressée et retrouvent ainsi une expansion créatrice d’emplois est bien le rendement attendu de l’initiative gouvernementale. Mais l’efficacité de l’injonction macroéconomique est douteuse et, pour certains, mieux vaut laisser les entreprises faire libre usage des marges que leur procure la baisse de cotisations. Pris à la lettre des chiffres annoncés, le choc d’offre reste limité : 30 milliards d’euros d’allègements de cotisations sociales, étalés sur l’ensemble de l’échelle salariale, c’est 3% de baisse du coût salarial, dont l’effet, pour partie déjà engrangé au travers du CICE, sera progressif : cet effet peut être vite relativisé par la variation du change de l’euro. Il faut miser sur la démultiplication de l’impact de la mesure par un dialogue social et économique suffisamment productif dans les entreprises.

Une conditionnalité ciblée sur l’objectif d’efficacité microéconomique – investissement et développement des compétences – pourrait articuler deux  aspects :

—     Faire de l’allègement des cotisations un « carburant » du dialogue social et de son obligation de résultats : l’efficacité des ANI conclus en 2013 reste à prouver, autant en termes de diffusion que de portée des accords d’entreprise et de branche. C’est l’occasion de donner chair à l’information-consultation sur les orientations stratégiques de l’entreprise et l’usage, à cet effet, de la base de données économiques et sociales.

—     Ajuster la trajectoire des allégements en fonction de la progression de ces résultats, idée notamment avancée par la CFDT et reprise par d’autres syndicalistes (cf. Luc Bérille, Laurent Berger, Philippe Louis, Pacte de responsabilité : le patronat doit s’engager !). Ce pourrait aussi être l’occasion d’avancer enfin plus résolument vers la clarification des aides publiques aux entreprises et la  simplification de leur accès sur un mode contractuel explicitant leur conditionnalité.  

La refonte de la protection sociale en perspective

Si la contractualisation décentralisée et négociée du Pacte est un passage obligé, elle ne suffit pas évidemment à rendre compte de sa logique. Le Pacte entame de fait une troisième phase majeure dans l’histoire trentenaire de l’intervention publique sur le coût du travail, après les mesures de désindexation du salaire direct qui ont inauguré la politique de désinflation compétitive au milieu des années 1980 et la montée en puissance des exonérations de cotisations sociales sur les bas salaires à partir de 1993. Cette nouvelle étape modifie potentiellement en profondeur l’équilibrage de la protection sociale, dès lors que les recettes du régime familial sortent de l’assiette « bismarckienne » classiquement constituée par la masse salariale.  

Le Haut Conseil de Financement de la Protection Sociale a souligné le changement silencieux du mode de financement de la protection sociale: passage d’un système dégressif à un système progressif de cotisations sociales (notamment via les exonérations à un bout et les déplafonnements à l’autre), diversification des ressources vers la fiscalité, poids accru des organismes complémentaires. Il ne s’agit pas vraiment d’une évolution maîtrisée : elle s’est imposée au gré des circonstances, sous la pression des contraintes ressenties ou acceptées par les acteurs politiques et sociaux. Si la protection sociale est destinée à évoluer, autant que ce soit en connaissance de cause, dans un cadre procédural démocratiquement assumé.

Les finalités des régimes de protection sociale, ainsi que les incitations qu’ils exercent, sont en question. Les choix opérés, depuis vingt ans, enferment dans un dilemme : protéger l’emploi peu qualifié peut justifier les exonérations sur les bas salaires dans les secteurs sensibles à cette incitation (surtout les services destinés au marché intérieur), mais c’est une voie de garage pour améliorer la qualité de la spécialisation productive par la hausse des compétences ; améliorer la compétitivité des coûts concerne avant tout les secteurs les plus exposés à la concurrence internationale, mais dès lors que cette orientation passe par des allègements généraux de cotisations sociales, elle fait peser le risque que la protection sociale soit désormais directement conditionnée par la contrainte de compétitivité. Soucieux des équilibres entre les intérêts sectoriels, le MEDEF ménage la chèvre et le chou   : « il nous faut trouver le bon équilibre entre des mesures qui visent à maintenir l’emploi dans des secteurs à haute densité de main-d’œuvre et donner des moyens plus efficaces aux secteurs à haute valeur ajoutée et exportateurs » (Pierre Gattaz, Les Echos, 27 janvier).

Pour sortir de ce dilemme, il faut davantage concevoir la protection sociale sur un mode actif, c’est-à-dire, pour suivre Bruno Palier, comme un investissement social facteur d’une meilleure efficacité économique. La sécurisation des parcours professionnels, comprise comme une prévention active des risques sur le marché du travail, notamment via la formation, en est partie prenante : elle a aussi vocation à faciliter le renouvellement du système productif, par une meilleure gestion des transitions individuelles. Dans le cadre d’une telle refonte de la protection sociale, la réflexion sur ses modes de financement n’est pas taboue mais ne peut être disjointe de celle sur la bonne réforme de l’ensemble des prélèvements fiscaux et sociaux.


Jacky FAYOLLE