Le spectre de la déflation, le fantôme de l’inflation
Les éléments du processus déflationniste
Des économistes de l’entre-deux guerres, témoins de la déflation à grande échelle, se sont efforcés de caractériser ce phénomène. Haberler propose une synthèse dans son classique Prospérité et Dépression (1936). Il définit la déflation comme une « diminution prolongée de la demande nominale totale de marchandises », typique des phases dépressives d’intensité exceptionnelle, qui passe par une allocation prioritaire de l’épargne à la couverture des pertes financières plutôt qu’à l’achat de moyens de production. Il souligne que les facteurs élevant l’épargne, comme une plus grande inégalité des revenus, aggravent le phénomène. Il n’est pas aisé de sortir spontanément des situations déflationnistes : le jeu des anticipations fait que les agents économiques attendent de nouvelles baisses de prix avant de se remettre à dépenser, même lorsqu’ils le peuvent. Les prix, le volume de l’activité, l’emploi baissent conjointement.
C’est l’économiste américain Irving Fisher qui met le doigt, dans un article de 1933, sur le rôle joué par la dette dans l’enchainement déflationniste (The Debt-Deflation Theory of Great Depressions) : la déflation survient lorsque, compte tenu du niveau des taux d’intérêt nominaux, la hausse des prix est suffisamment faible pour empêcher, malgré les efforts, la résorption de leur taux d’endettement (l’endettement rapporté à une mesure du revenu) par les agents économiques. La supériorité des taux d’intérêt réels (les taux nominaux moins le taux d’inflation) sur le taux de croissance des volumes d’activité fait que les revenus se replient plus vite que la dette : les débiteurs sont incapables de restaurer leur solvabilité. Dans la période récente, la Grèce est le cas le plus parlant, à l’échelle d’un pays, du retour du phénomène déflationniste.
La baisse absolue des prix frappe les esprits, mais un taux d’inflation trop faible, quoique positif, peut suffire à engendrer l’enchainement déflationniste, si la configuration financière s’y prête. Comme l’inflation, la déflation est porteuse de distorsions redistributives mais pas en faveur des mêmes catégories : si la forte inflation, et encore plus l’hyper-inflation (le cas allemand de 1923 reste un traumatisme fondateur), participent à « l’euthanasie des rentiers » (mais aussi des pensionnés non protégés par l’indexation), la déflation des prix favorise le pouvoir d’achat des détenteurs de revenus fixes ou suffisamment rigides. Pour autant, comme le remarquait Keynes dans sa Théorie Générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie (1936), il ne faut pas pousser à l’excès la symétrie entre l’inflation et la déflation : « Peut-être y-a-t-il quelque chose d’un peu troublant dans l’asymétrie qui se manifeste entre l’Inflation et la Déflation. Tandis qu’une inflation de la demande effective au-delà du montant qui correspond au plein emploi agit seulement sur les prix, une déflation de la demande en-deçà de ce montant fait baisser tout à la fois le volume de l’emploi et le montant des prix ». En ce sens, les dangers collectifs d’un mouvement déflationniste dans des sociétés contemporaines où le poids des (purs) rentiers est moindre et celui des salariés accru n’est pas à sous-estimer.
Le retour par étape du péril déflationniste
La déflation rampante des années 1990
Au début des années 1990, l’inflation structurelle héritée des « Trente Glorieuses » et exacerbée par les chocs pétroliers a été brisée par les politiques de désinflation et de désindexation – la France en est typique. Les pays de l’Union européenne convergent autour de taux d’inflation modestes, sous l’impact des critères de convergence du traité de Maastricht. En même temps, les économies européennes libéralisées connaissent une dynamique cyclique plus accentuée. Au sommet de la phase d’expansion de la fin des années 1980, le gonflement de l’endettement des entreprises les rend vulnérables à des effets de surprise provenant de hausses de prix moindres qu’attendu. Le thème de la « déflation rampante » fait son apparition dans les analyses des conjoncturistes. Le cas japonais, au long des années 1990, témoigne d’un mouvement déflationniste étalé dans le temps, qui recouvre la dévalorisation lente et difficile des bilans, bancaires notamment, et des actifs, immobiliers en particulier, gonflés à l’excès par la vague spéculative antérieure.
Le risque de déflation salariale structurelle des années 2000
Les années 2000 entérinent une mutation de grande ampleur, à la conjonction de facteurs géopolitiques et socio-économiques : ce qu’on pourrait appeler la globalisation du marché mondial du travail. Les transitions des pays est-européens et de l’ex-URSS en direction de l’économie de marché, la montée en puissance des pays émergents, notamment au lendemain de la crise asiatique de 1997-98 et de l’entrée de la Chine dans l’OMC, intensifient de manière inédite les conditions de la concurrence salariale : le migrant rural du Sichuan vers la côte chinoise va concurrencer l’ouvrière textile des Vosges puis le technicien de l’industrie électronique. Cette évolution affecte les conditions des négociations salariales dans les pays développés et mettent en cause une protection que Keynes soulignait, dans la Théorie Générale, contre le péril déflationniste, à savoir la rigidité à la baisse des salaires nominaux : « l’influence déprimante que l’alourdissement des dettes exerce sur les entrepreneurs peut contrebalancer en partie toute conséquence heureuse de la réduction des salaires. A la vérité, si la baisse des salaires et des prix prend une certaine extension, les entreprises qui sont fortement endettées peuvent se trouver rapidement gênées au point de devenir insolvables, ce qui porte une grave atteinte à l’activité de l’investissement. Au surplus, la baisse des prix, aggravant la charge réelle de la Dette Publique et par conséquent celle des impôts, est de nature à provoquer dans les milieux d’affaires un profond affaiblissement de la confiance ».
Les accords d’entreprise qui admettent certaines baisses de salaires en contrepartie de garanties plus ou moins solides sur l’emploi, prennent acte de cette évolution. Reste à savoir s’il faut les contenir comme des exceptions locales ou s’il vaut mieux les encadrer par une normalisation commune de leurs dispositions générales : en France, la réponse diffère selon les organisations syndicales au vu de leur attitude envers l’ANI de janvier 2013.
Il ne faut pas non plus avoir de cette évolution une vision univoque. La Chine est en passe de franchir un point de bifurcation où la combinaison entre le repli de la population d’âge actif et la diffusion de normes de revenus plus élevées dans les campagnes va être source de tensions nouvelles sur le marché du travail: le rattrapage salarial est incontestable sur la zone côtière et a commencé de diffuser à l’intérieur du pays. Bien sûr, il y a ailleurs des réserves de main d’œuvre low cost, dont la mobilisation peut entretenir la tendance déflationniste.
Le tango de l’inflation et de la déflation dans la crise
La crise ouverte en 2008 cumule les deux évolutions précédentes : elle combine la toile de fond du rééquilibrage des forces économiques entre pays émergents et développés avec le caractère explosif d’un cycle majeur de suraccumulation financière et de surendettement, nourri par les pratiques abusives d’effet de levier (s’endetter à bon marché pour investir dans des placements juteux).
Comme lors de crises antérieures, celle-ci connait un ajustement intense des prix relatifs (les prix comparés les uns aux autres): la dimension écologique de la crise incite à prendre en compte le coût du renouvellement des ressources naturelles dans les prix; les mutations concurrentielles différencient les prix entre le low cost banalisé et les produits dont la qualité est valorisée. Si, dans l’hyperinflation, l’indexation généralisée bloque l’ajustement des prix relatifs, la déflation franche le dramatise, en pouvant induire une dévalorisation brutale d’activités dont les prix sont sous pression. On pourrait définir le taux d’inflation raisonnable comme celui qui permet de gérer les ajustements de prix relatifs en douceur, sans désordres majeurs. Les banques centrales sont en charge du guidage anticipé (forward guidance) vers ce taux. Mais elles ne sont pas omniscientes et la politique monétaire ne peut être seule en charge de cette responsabilité. La fiscalité a aussi son rôle à jouer, via les signaux qu’elle peut émettre sur les justes prix.
Les pics inflationnistes de 2008 et 2011, liés à des vagues de hausse des matières premières, ont contribué au double enchainement récessif de 2009 puis de 2011-12, en déprimant le pouvoir d’achat salarial à des moments critiques. Si, en 2009, la dépression déflationniste n’a pas pris le dessus, c’est parce que la leçon des années trente avait été pour partie tirée et que, via les stabilisateurs automatiques associés aux Etats-providence et la mise en place des plans de relance, cette dépression a été enrayée. Pour autant, le danger que l’Europe reste sur une pente déflationniste durable prend notamment appui sur les plans d’ajustement salariaux, qui, dans les pays du sud européen, organisent de manière dirigiste la flexibilité des salaires à la baisse. De pair avec la lenteur et les difficultés des processus de désendettement privé et public, le risque, pour l’Europe, d’une décennie perdue « à la japonaise » reste patent.
Jacky Fayolle