Montée des inégalités et égalité des opportunités : un regard nord-américain
Depuis la crise de 2008, de nombreuses réflexions ont porté sur le lien entre croissance et inégalités (exemples 1 ou 2) : ce billet propose un angle différent. Nous revenons en effet ici sur l’évolution de long terme des inégalités de revenus dans les pays de l’OCDE ; puis nous faisons état du débat nord-américain portant sur ces inégalités et sur leurs impacts sur l’« égalité des « opportunités » (chaque individu bénéficie-t-il des mêmes chances en termes d’évolution sociale ?) et l’évolution des positions sociales entre générations, interrogeant notamment les réponses possibles en termes de politiques publiques.
L’évolution des inégalités dans le long terme et depuis la crise
Un panorama des inégalités de long terme
Dans un article récent, Atkinson, Alvaredo, Piketty et Saez présentent une comparaison internationale de l’évolution des inégalités de revenu de 1913 à 2011. Ils s’appuient sur la dernière mise à jour de la Word Top Incomes Database (WTID, base de données initiée par le travail de Piketty sur les hauts revenus en France) qui présente des séries d’inégalités de très long terme pour 26 pays. Calculées par pays à partir de sources fiscales, ces séries présentent la part des revenus touchés par les personnes appartenant à des groupes de revenu du « haut de l’échelle », dans le total des revenus individuels, pour une année donnée (e.g. le « top 10% » rassemble les 10% d’individus ayant reçu le plus de revenus). A partir de l’indicateur du « top 1% » (voir les graphiques ci-après), les auteurs distinguent deux groupes de pays en termes d’inégalités (les pays scandinaves étant dans une position intermédiaire en termes d’évolution) :
- les pays anglo-saxons (Australie, Canada, Etats-Unis, Irlande, Nouvelle-Zélande, Royaume-Uni), présentant une poussée forte des inégalités depuis les années (fin) 1970-1980 (« courbe en U ») : l’exemple le plus frappant restant celui des Etats-Unis où le niveau d’inégalités des années 2000 rejoint son niveau des années 1920.
- Europe continentale (Allemagne, France, Pays-Bas, Suisse) et Japon, caractérisés par une montée plus modérée des inégalités depuis les années 1980-1990 (« courbe en L »).
Les indicateurs d’inégalités sont déterminés sur la base de revenus avant transferts sociaux et impôts (la WTID est parfois critiquée pour cela), les systèmes de protection sociale et fiscaux des échantillons de pays, plus ou moins progressifs, contribuant à la réduction des inégalités « après redistribution ». Les inégalités définies plus haut correspondent donc à des inégalités de revenus du travail et du capital (revenus primaires). Cependant, le trend des inégalités reste clairement à la hausse si les revenus considérés sont les revenus disponibles des ménages, c’est-à-dire après transferts sociaux et impôts (voir par exemple l’étude de l’OCDE de 2011).
L’impact de la crise sur les inégalités
Pour Piketty et Saez (voir leur article paru en Août 2013), la crise de 2008-2009 ne semble pas devoir perturber durablement le trend à la hausse des inégalités : si après 2007 (pic historique pour les Etats-Unis) leur niveau baisse légèrement, il remonte ensuite (pour se situer près de son niveau de 2005). A fortiori, ils soulignent qu’en excluant les revenus du capital, la tendance des inégalités (indicateur basé sur le top 10%) reste à la hausse sur les dernières années, au moins pour les Etats-Unis (note : dans une mise à jour préliminaire présentée par Saez concernant les Etats-Unis, la part de revenus du top 10% apparait pour l’année 2012 à son plus fort niveau jamais atteint).
L’effet des inégalités sur l’inégalité des opportunités et la mobilité intergénérationnelle
Les inégalités ne semblent pas devoir stopper leur évolution à la hausse et ont atteint des niveaux record dans certains pays. Ce constat interroge les sociétés modernes : les inégalités sont-elles inévitables comme elles résultent de la récompense de l’effort individuel et/ou ont-elles atteint des niveaux insupportables aux conséquences néfastes sur les évolutions sociales et économiques de nos sociétés ? Dans son numéro de l’été 2013, le Journal of Economic Perspectives voit deux économistes nord-américains, Gregory Mankiw et Miles Corak, incarner ce débat par article interposé.
Mankiw : la défense des hauts revenus
Mankiw aborde le thème de l’inefficacité des inégalités. Elles réduisent la taille du « gâteau économique » si par exemple une partie des revenus du top 1% se réalise au détriment de la classe moyenne ; des comportements de recherche de rente (monopole, etc.) peuvent ainsi conduire à des inégalités et de l’inefficacité. Cependant, pour l’auteur, c’est surtout la montée constante de la demande de travail qualifié (relativement au travail « non » qualifié) provenant d’un progrès technique « biaisé » qui explique la montée des inégalités (voir l’analyse de Daron Acemoglu, chercheur au MIT). Pour Mankiw, l’important n’est donc pas de limiter les hauts revenus mais de faire que ceux-ci soient « productifs», c’est-à-dire permettent le développement économique.
Mankiw revient ensuite sur l’« égalité des opportunités », considérée comme un objectif final de politique économique. Mesurer son degré de réalisation dans une société est complexe mais peut-on pour cela observer la mobilité intergénérationnelle des revenus (l’évolution moyenne des revenus d’une génération à l’autre) ? Selon un article de Bruce Sacerdote paru dans le Quarterly Journal of Economics sur données américaines, la variance du revenu s’expliquerait seulement pour 11 % par l’environnement familial (profession, éducation, revenu, santé des parents…) : pour Mankiw, ce dernier chiffre indiquerait plutôt une situation proche d’une certaine « égalité des opportunités ». Mais pour l’auteur, il vaut mieux fixer son attention sur le bas de la distribution des revenus que sur le haut car les familles y appartenant peuvent souffrir d’investissements suffisants en capital humain.
L’auteur souligne le trade-off qui existe au niveau théorique entre égalité et efficacité’. Un transfert d’argent des « riches » vers les « pauvres » n’est pas « neutre » économiquement comme cela influence l’incitation à travailler et la production. Le niveau optimal de redistribution dépend donc en partie de la sensibilité de l’offre de travail à une variation du niveau de fiscalité. De plus, une des sources des différences de revenu provenant de différences dans les préférences individuelles (consommation, loisir, type de travail, etc.), le choix du décideur public est encore plus complexe. Revenant sur l’école de pensée « utilitariste », l’auteur constate que la révélation des préférences étant irréalisable, il impossible de comparer entre les préférences des individus et donc difficile d’établir un critère pour le choix politique optimal.
Mankiw passe ensuite en revue des principaux arguments de la « Gauche » américaine qui s’inquiète du niveau des inégalités, arguments qu’il conteste tous (manque de progressivité du système fiscal américain, revenu des riches ne reflétant pas leur productivité, usage des riches à leur profit des « infrastructures » physiques, légales et sociales mises en place par l’Etat).
Enfin, Mankiw conclut en soulignant que les cadres d’analyse des choix publics influencent de facto les politiques publiques optimales qui y sont déterminées et que les conclusions normatives ne peuvent pas reposer que sur l’analyse économique.
Corak : les inégalités réduisent l’égalité des opportunités et la mobilité intergénérationnelle
Miles Corak souligne le lien entre inégalités et mobilité intergénérationnelle dans les sociétés modernes, qu’il nomme « la Courbe de Gatsby le Magnifique » : les pays les plus inégalitaires (en termes de revenu) sont ceux où la mobilité intergénérationnelle des revenus du travail est la plus réduite (fait stylisé par exemple repris en 2012 par Alan Kruger, alors président du Conseil Economique de la Maison Blanche dans un exposé sur les inégalités et leurs conséquences aux Etats-Unis). Le graphique ci-après illustre cette relation : l’indicateur d’inégalité est le coefficient de Gini du revenu disponible des ménages pour 1985 et l’indicateur de mobilité intergénérationnelle est l’élasticité intergénérationnelle des salaires (sensibilité du salaire à une modification du revenu du père), pour des fils nés au milieu des années 1960 et travaillant milieu-fin des années 1990.
Pour Corak, le lien entre inégalités et mobilité intergénérationnelle est plutôt indirect : les inégalités réduisent d’abord l’« égalité des opportunités » économiques entre individus. En effet, le revenu et plus largement l’ensemble des caractéristiques agissent comme une part importante « d’hérédité » (transmissions familiales au sens large) et ont un impact significatif sur le développement de l’enfant, son niveau d’éducation et son statut sur le marché du travail. Ainsi, une hausse des inégalités restreint l’égalité des opportunités, qui à son tour réduit la mobilité des salaires entre les générations. L’auteur insiste sur le fait que les enfants de familles à bas revenu sont désavantagés en termes d’orientation, de « culture », ou de soutien financier ce qui les limite en termes de niveau d’éducation.
Devant tous les mécanismes possibles de transmission intergénérationnelle, Corak pose la question du mode d’intervention des politiques publiques et du niveau d’inégalités à partir duquel ces politiques doivent agir pour les réduire, et reconnait que cela ne peut résulter que d’un jugement de valeur dépendant de la société considérée. L’auteur conclut en soulignant qu’aux Etats-Unis, seules les personnes appartenant au top 5% des revenus peuvent espérer rejoindre le top 1%.
Nicolas Fleury